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Mobilisation

Guyane : la guerre des nerfs en six blocages

Au deuxième jour de grève, plus de 10 000 personnes ont manifesté à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni. Les Guyanais réclament des moyens pour la lutte contre la délinquance, la santé, l’éducation ou encore l’emploi…
A Cayenne, mardi, lors de la grande marche organisée pour la «journée morte». (Photo Mirtho Linguet pour Libération)
publié le 28 mars 2017 à 20h26

Chants, banderoles, bonne humeur mais détermination : la mobilisation a été massive mardi en Guyane pour les manifestations de la «journée morte». Alors que 250 000 personnes vivent dans ce territoire, la préfecture a comptabilisé respectivement 8 000 et 3 500 participants à Cayenne et à Saint-Laurent-du-Maroni, les deux plus grandes villes guyanaises. «Je n'ai jamais vu autant de monde sortir dans la rue», relève un manifestant. Dans Cayenne, l'avenue du Général-de-Gaulle, qui mène au centre historique, était noire de monde dès le matin. Beaucoup de drapeaux guyanais étaient brandis, ainsi que des banderoles reprenant le slogan «nou bon ké sa» («ça suffit» en créole guyanais) qui a fleuri ces derniers jours sur les nombreux barrages installés dans les villes du territoire.

«Nous voulons que l'Etat nous donne les moyens. Ça fait trop longtemps que ça dure», proteste une manifestante. Après l'affluence décevante de lundi, premier jour de grève générale illimitée, les manifestations de la «journée morte» relèvent du plébiscite pour l'Union des travailleurs guyanais (UTG), dont les 37 syndicats membres ont voté à la quasi-unanimité en faveur de l'arrêt du travail. Le collectif des protestataires Pou la Gwiyann dékolé («pour que la Guyane décolle»), qui regroupe autant des groupes contre la délinquance et pour l'amélioration de l'offre de soins que l'UTG ou des avocats guyanais, s'en trouve renforcé, alors qu'il n'est toujours pas disposé à rencontrer la délégation interministérielle qui doit arriver ce mercredi. Tour d'horizon des grands maux de la région.

Insécurité très forte

La Guyane a le plus haut taux d’homicides de France : 42 ont été comptabilisés en 2016. Les meurtres, à leurs domiciles, du président du Lions Club de Guyane, Maurice Chen-Ten-You, en juillet, puis de l’ancien conseiller général de Sinnamary, Patrice Clet, quatre mois plus tard, ont fait sortir certains Guyanais dans la rue. Le dernier incident médiatique date de février : dans une laverie de Cayenne, Hervé Tambour, un habitant du quartier, est abattu pour une chaîne en or. Quatre jours plus tard, les «500 Frères contre la délinquance», «catalyseurs» du conflit, déboulent cagoulés dans la rue et réclament fissa des moyens répressifs supplémentaires.

Défis à la frontière

La Guyane est traumatisée par les incursions clandestines. Des personnes prélèvent l'or, pêchent sans autorisation et intimident, parfois arme à la main, les habitants de l'intérieur. Malgré des moyens coûteux déployés par l'Etat, le problème demeure et se confronte à l'erratique coopération transfrontalière. Il y a trois mois, l'orpaillage illégal atteignait son niveau record au cœur même du Parc amazonien de Guyane. Dans la foulée, les démarches d'asile se sont multipliées dans ce territoire qui possède le plus fort PIB d'Amérique du Sud : 4 000 demandes ont été effectuées en 2016 par des personnes en grande majorité en provenance d'Haïti. Soit trois fois plus qu'en 2015. Pour répondre à la grogne générale, et pour envoyer un «signal» clair aux Haïtiens, le préfet, Martin Jaeger, a fermé provisoirement, en août 2016, le dispositif d'enregistrement des demandes d'asile, laissant des centaines de demandeurs dans les limbes juridiques.

Santé en déliquescence

Un manifestant résume l'état d'esprit général : «On sait quand on rentre à l'hôpital, mais on ne sait pas comment on en sortira…» La vague de décès de cinq grands prématurés en 2016 au service réanimation du centre hospitalier de Cayenne, «des suites d'une infection nosocomiale», un incendie meurtrier dans une chambre d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), et la mort en janvier d'un homme dans la force de l'âge, mordu par un serpent venimeux, ont amplifié la frayeur des citoyens. Cette situation s'ajoute à la difficulté de maintenir à flot les trois hôpitaux et les centres de santé disséminés dans les communes éloignées du littoral. Devant le mauvais bilan de l'hôpital de Cayenne et l'enracinement d'un conflit social, le directeur du centre hospitalier, Dominique Delpech, a été relevé de ses fonctions par la ministre de la Santé en mars 2016. A Kourou, le personnel s'est élevé contre le délitement des services du centre médico-chirurgical de la Croix-Rouge. L'annonce d'une vente au groupe privé guadeloupéen Rainbow Santé a également fait sortir les Kourouciens dans la rue.

Énergie vacillante

La situation à Saint-Laurent est devenue plus que problématique. Dans cette ville de l’Ouest, située en bout de réseau électrique et dont la population va tripler d’ici quinze ans, les coupures d’électricité se sont succédé en 2016 et 2017. Elles ont engendré des manifestations, avec notamment la création du collectif des «Iguanes», initiateur des blocages. L’UTG réclame la mise en place immédiate de gros groupes électrogènes fonctionnant au fioul, ainsi que la sécurisation de l’unique ligne électrique du littoral. Par ailleurs, plusieurs milliers d’habitants de l’intérieur ne sont toujours pas, en 2017, connectés au réseau. Avec leurs groupes électrogènes, ils payent l’électricité la plus chère de France pour un service minimal.

Éducation à la traîne

En Guyane, près d'un jeune sur deux ne possède ni CAP ni baccalauréat. Le taux de chômage des moins de 25 ans avoisine les 50 %. Depuis 2009, il ne cesse d'augmenter. Malgré les promesses des candidats aux élections locales, il manque des établissements et des enseignants un peu partout. Le rythme à tenir est dément. «D'ici à 2040, la population pourrait doubler», selon l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom). Dans la commune amérindienne de Camopi-Trois-Sauts, à la frontière avec le Brésil, on milite pour un assainissement des salles de classe. Malgré un blocage des écoles aux rentrées scolaires 2014 et 2016, «rien n'a été fait, à part chasser les chauves-souris», se lamente Jean-Philippe Chambrier, coordinateur général de la Fédération des organisations autochtones de Guyane.

Économie déréglée

Dans ce péyi où les financements publics représentent près de 90 % du PIB, 2014 et 2015 ont été marqués localement par les coups de gueule répétés des patrons du bâtiment, pour une reprise de la commande publique. Parallèlement, les syndicats de patrons n'ont pas relâché la pression sur les institutions locales pour que soit actionné un plan de développement massif et que soient apurées les dettes publiques envers les fournisseurs. En 2015, les exploitants et les techniciens agricoles se sont ajoutés à la liste des mécontents, certains soutenus par le fort lobby minier qui veut rediscuter la carte foncière (90 % des terres appartiennent à l'Etat). Depuis près de deux semaines, les producteurs tiennent le siège à la direction de l'agriculture et de la forêt de Cayenne, où ils ont installé matelas, marmites et petits cochons.

Le coup de grâce a été porté par le président de l'Assemblée de Guyane, Rodolphe Alexandre, en fin d'année dernière, lorsqu'il a refusé de signer le «pacte d'avenir» avec l'Elysée (1 milliard d'euros d'aides par l'Etat sur dix ans), au motif que ce dernier avait finalement «complètement rejeté ce qui avait été proposé par la communauté territoriale». Ce pacte était pourtant une promesse lancée en décembre 2013 par le chef de l'Etat et restera sans doute comme le rendez-vous manqué de François Hollande avec la Guyane.