C’est le genre de porte qu’on ne franchit jamais aussi facilement qu’on va chez le fromager. Relégués dans les quartiers impersonnels des gares, ouverts tard la nuit, arborant des vitrines opaques, les sex-shops gardent toujours un peu de leur parfum scandaleux, même en ces temps où (se) faire plaisir paraît sorti du domaine du tabou. A Caen, la boutique de Dominique Madelaine est typique du genre. Sur la devanture, des néons roses composent d’un côté une femme très peu habillée et de l’autre, le slogan «l’univers du charme». Au-dessus, le titre du commerce s’affiche en lettres rondes : «Venus».
Le patron des lieux, lui, est un commerçant comme un autre. «On est matraqués par les PV», peste-t-il alors qu'on entre à «Venus». «Vous comprenez, on demande une tolérance à la mairie, pour que nos clients puissent se garer devant les boutiques.» Le coup de gueule de Dominique Madelaine ne dure pas. D'ailleurs c'est l'heure du café avec Valentin, son jeune employé. Le Normand de 44 ans s'assoit sur le rebord d'un présentoir où trône une énorme paire de fesses en silicone ; la seule chaise présente est déjà occupée par une «poupée réaliste» grandeur nature et vêtue de lingerie fine (6 000 euros).
«Venus» existe à Caen, rue d’Auge à deux pas de la gare, depuis trente ans. Tout le quartier a considérablement changé depuis une dizaine d’années : des salles modernes de cinéma et de spectacle ont poussé sur les rives de l’Orne. Mais ce côté sud de la gare où est située la boutique, lui, est resté peu ou prou le même. On y trouve des bars et des hôtels, des agences de location de voitures. Dominique est le patron du sex-shop depuis 2015.
«J’agis par pulsion»
L'homme a le parcours d'un boulimique ne tenant pas en place. Après une formation en bac pro équipements et installations électriques à Saint-Lô (Manche), il est recruté dans une entreprise de conception de machines agroalimentaires. Il supervise des robots qui fabriquent des engins mécaniques sur-mesure. Du boulot, il y en a, mais pas suffisamment pour lui. Parallèlement à son travail de salarié, «j'ai monté société sur société», reconnaît-il. Il a vendu des voitures, puis des vélos professionnels, puis de la maroquinerie dans une boutique du centre de Caen, qu'il a finalement transformée en «point gourmand» où étaient vendus viennoiseries et sandwichs.
Il a ensuite acheté une boulangerie semi-industrielle, quitté son boulot dans l'industrie avant d'investir finalement dans un sauna échangiste à Caen. «J'agis par pulsion, c'est assez rigolo. J'aime quand ça bouge», détaille l'entrepreneur compulsif. Mais le sauna marque un coup d'arrêt à sa partie de Monopoly. Une mésentente avec son associée se règle devant le tribunal de commerce. L'établissement est liquidé en 2012. Dominique y laisse des plumes. C'est sa «sale époque». La justice, «c'est la mafia en bande organisée», tance-t-il aujourd'hui.
Quand il gérait le sauna, il avait noué un partenariat avec «Venus» ; le propriétaire était devenu une connaissance. Alors quand ce dernier manifeste son envie de partir à la retraite, Dominique saisit l'occasion. On est en 2015. «C'était une opportunité, tout simplement. Vous savez, vendre une saucisse, un stylo ou un string, c'est pareil. Tout se base sur le relationnel. Ensuite, connaître le produit c'est pas bien méchant.» Les préservatifs, gels lubrifiants, godemichés, cockrings, vibromasseurs et autres tenues de soubrette ont tous été testés et validés par les utilisateurs, assure le patron qui se dit très attentif aux retours de ses clients. «Valentin, montre-lui le "skin touch".» L'employé sort un godemichet rose de proportion plutôt conséquente, le fait toucher. «Vous voyez comment c'est doux ? C'est de la top qualité». Le patron est tout sourire, propose de nous badigeonner la main avec une huile de massage-lubrifiant «hors du commun» (on décline).
«Ici, les gens rentrent stressés»
Il est comme ça, Dominique. Entreprenant et taquin. C'est sa méthode pour décomplexer les clients. «Ici, les gens rentrent stressés, alors on les rassure», explique-t-il. «On les tutoie, on rigole avec eux. L'humour, ça permet de les aider à passer des barrières.» Ses clients sont autant des occasionnels de passage – notamment de l'Orne voisine, département très rural qui ne comporte pas une boutique coquine – que des habitués. A ce moment, un homme sort d'une cabine de projection de DVD. Il se dit client fidèle du lieu depuis une quinzaine d'années. «Avant c'était vieillot ici, et puis il y avait un berger allemand dans la boutique, ce n'était pas très accueillant», se souvient-il. «Dominique a tout changé, il y a plus de produits, et plus modernes. C'est devenu convivial», conclut-il avant de siroter le café que vient de lui préparer Valentin.
Le sex-shop d'aujourd'hui propose des huiles de massage, des phallus fabriqués dans des matières subtiles, des joujous pour adultes étanches et qui se rechargent avec une simple prise USB. Autant d'objets modernes, certes, mais qu'on trouve très facilement sur Internet. Et pour moins cher. «C'est vrai», concède Dominique Madelaine qui assume ne pas pouvoir s'aligner sur les prix du net. «Mais ici, les clients peuvent se rendre compte des produits, avoir des conseils et du contact humain», défend le patron. Sur les DVD, il a jeté l'éponge : là, il ne peut pas lutter contre les sites de vidéo.
Deux ans après la reprise du magasin, le quadragénaire ne se paie pas, dégage seulement un salaire pour son employé. Il trouve ça «normal» de laisser le temps, dit qu'il n'est pas aux abois : il a investi parallèlement dans des biens immobiliers qui le mettent à l'abri. En début d'année, il a même racheté un spa des abords du canal qui relie Caen à la mer pour en faire un sauna libertin. Il gère seul cet établissement, où il est présent sept jours sur sept. Sa vie amoureuse «est un vide total», assume-t-il. Il consacre tout son temps au travail.
«Nous, on cotise pour rien»
Quant aux politiques, quand ils ne ponctionnent pas les clients des honnêtes commerçants à coup de PV, «ils sont à côté de la plaque». Dominique sort le courrier du jour, le brandit. Deux lettres : l'une de l'Urssaf, l'autre du RSI. «Il faut réduire nos charges, tempête-t-il. C'est exorbitant ! Nous, on cotise pour rien. On n'a aucun droit social, aucune aide. Contrairement aux migrants et aux chômeurs qui, eux, profitent du système.»
Pour lui, ceux qui nous gouvernent n'ont tout simplement «aucune valeur». Et ils sont d'ailleurs «trop nombreux». Les 23 avril et 7 mai prochains, il prévoit de rejoindre la longue cohorte des abstentionnistes.