Durant une semaine, Libération s'est embarqué avec l'équipe de l'association Hackers Against Natural Disasters (Hand), qui s'invite à l'exercice annuel d'alerte au tsunami dans les Antilles. Le but : imaginer des outils concrets et donner des bonnes pratiques pour affronter ces phénomènes catastrophiques. Retour d'expérience sous forme de journal de bord.
Samedi, les geeks réunis
Sous le drapeau pirate qui décore le fablab de la zone industrielle de Jarry, en banlieue de Pointe-à-Pitre, se côtoient deux bandes de geeks que sépare habituellement l'Altantique. D'un côté, Gaël Musquet présente Hand, la nouvelle association dont il est président, et les 16 personnes venues de métropole avec leurs compétences respectives : cartographes, développeurs, vidéastes, collecteurs de fonds, logisticiens, pros du tourisme… De l'autre, les membres du fablab de Jarry sont réunis autour de Cédric Coco-Viloin, cofondateur du lieu, qui liste les initiatives prévues pour la semaine. Les deux équipes de technophiles vont lutter avec leurs armes contre une vague de 20 mètres… fictive, heureusement. Caribe Wave est un exercice annuel d'alerte au tsunami organisé par l'Unesco. «Nous les hackers, les geeks, on peut être utiles au monde», plaide Jean-Baptiste Roger, ex-président de La Fonderie, l'agence numérique publique d'Ile-de-France.
Dimanche, cartographie à vélo
Les hackers ont accroché le drapeau de leur asso dans les bungalows loués à Marie-Galante, au sud-est de la Guadeloupe. «Les ONG s'installent toujours dans les centres urbains, déplore Gaël Musquet. En cas de catastrophe, les communes rurales seront oubliées, et les dépendances de la Guadeloupe plus encore. Marie-Galante est dans une situation de précarité énergétique et numérique, ça complexifie l'exercice.»
A peine installés, l’informaticien Yohan Boniface et le géomaticien Vincent de Château-Thierry enfourchent un vélo et arpentent l’île pour y recenser les écoles en altitude qui peuvent servir de refuges. Ils notent le revêtement et la largeur des routes, pour planifier les voies d’évacuation. Toutes ces données vont enrichir la carte de Marie-Galante sur le projet de cartographie libre et collaboratif OpenStreetMap. C’est un fidèle allié de la gestion de crise : en Haïti en 2010 après le séisme, aux Philippines en 2013 après le typhon, ses «mappeurs» d’urgence ont rendu service aux secours sur place.
De retour au QG, les cyclistes transmettent les données sur les écoles au développeur Loïc Ortola, qui les intègre dans l'application Mon Refuge. Personne ne la connaît encore - il l'a développée ici, en quelques jours. Quand on ouvre Mon Refuge, alerté du tsunami par une notification et géolocalisé par GPS, on tombe directement sur la carte de la région. Un trajet est alors surligné jusqu'au refuge le plus proche. Pour le chercheur Frédéric Leone, spécialiste de l'évacuation en Guadeloupe, «c'est l'appli dont on rêvait».
Lundi, le rôle du touriste
Le tsunami asiatique de 2004 a déclenché «une hystérie médiatique, parce qu'un touriste mort ne vaut pas la même chose qu'un paysan du coin…» explique Jean Karinthi, responsable administratif et financier de Hand. Il a eu l'idée d'embarquer dans l'asso deux professionnels du tourisme pour brainstormer sur la place des vacanciers dans la prévention des risques. S'ils étaient mieux préparés, on perdrait moins de temps à les chercher, l'angoisse internationale retomberait vite et on pourrait s'attaquer aux autres dégâts.
Guillaume Cromer dirige une boîte de conseil en marketing touristique. Il envoie un questionnaire à 250 prestataires et hôteliers : un dispositif est-il prévu pour prévenir clients et salariés en cas de tsunami ? Réponse : bof. «Certains ont peur de paniquer les touristes. D'autres nient le risque de tsunami.» «Les gens considèrent que c'est au gouvernement de tout gérer, analyse Yann Legendre, spécialiste du tourisme équitable et solidaire. Mais beaucoup sont demandeurs d'informations. Il suffirait de pas grand-chose pour qu'ils jouent le jeu.» Guillaume Cromer et lui débordent d'idées : flyers dans les chambres d'hôtels, message à diffuser dans les avions… Avec les vidéastes de Hand, Jordi Gueyrard et Clément Hudelot, ils tournent même une vidéo pour montrer l'exemple aux compagnies aériennes.
Mardi, «alerte séisme»
C'est le jour J. Quelques minutes après le début officiel de l'exercice Caribe Wave, les smartphones du QG à Marie-Galante font sonner une alarme : «Alerte séisme et tsunami.» Hand teste une diffusion de message en cell broadcast, une norme internationale conçue pour toucher tous les téléphones dans une région donnée, en usage dans de nombreux pays… Mais pas en France.
Et pour les personnes qui conduisent au moment du séisme ? On les prévient sur l'autoradio ! Le service RDS (Radio Data System) permet déjà d'afficher des messages textuels pour le nom des chansons diffusées. Tant qu'à faire, Gaël Musquet envoie donc un message sur les voitures de location. «ALERTE TSUNAMI : Gagnez les hauteurs !» Simple et efficace.
Pendant ce temps, le fablab de Jarry accueille des lycéens évacués dans son bus repeint en bateau pirate. «On filme leur arrivée, on recense qui est blessé, qui s'est perdu, on récolte les identités et on les envoie à Marie-Galante pour montrer à quoi sert un refuge de crise», détaille Cédric Coco-Viloin. Quelques heures plus tard, l'équipe du fablab se voit remettre un drapeau «Hackers Against Natural Disasters» lors d'une soirée entre geeks de Guadeloupe et de métropole, pour sceller l'alliance. Le fablab devient «le premier maillon d'une chaîne mondiale de Hand», un réseau mondial de technophiles engagés. «Si cette chaîne doit commencer quelque part, on est superfiers que ce soit ici», dit Jean-Baptiste Roger.
Mercredi, succès pour la sonde
Au lendemain du tsunami fictif, il faut évaluer les dégâts dans les ports. La vague a pu ramener des apports sédimentaires qui rehaussent le plancher et menacent l’arrivée de bateaux. Pour faire ces mesures, Gaël Musquet a acheté sur le Bon Coin un bateau amorceur auquel il greffe une sonde Airmar, et les «techos» de l’équipe ont perdu quelques litres de sueur à la faire marcher dans le jacuzzi du QG.
L'émotion est palpable quand la Muette télécommandée commence à voguer entre les barques. On lui fait faire des virages dans le port de Capesterre avant de retirer sa carte micro SD pour vérifier les données. Victoire ! Les lignes défilent sur l'ordinateur : la profondeur du port varie entre 52 cm et 2,98 m. La «preuve de concept» est couronnée de succès et les hackers imaginent des améliorations, par exemple en programmant un quadrillage du port pour établir une vraie carte de bathymétrie. A peine sortie de l'eau, la Muette est confiée au fablab.
Jeudi, le problème du paquebot
La Muette n'est pas le seul bateau qui préoccupe Hand. Sur la terrasse du QG, une antenne FM capte les messages envoyés par les navires à 50 miles nautiques (92,6 km) à la ronde. Le trafic a été enregistré pendant l'exercice du 21 mars. «On sait où était quel bateau à quelle heure, et lesquels auraient été en danger en cas de tsunami, explique Gaël Musquet. On peut ainsi estimer le coût en pertes humaines et financières». Ce paquebot gigantesque qui stationne dans le port de Pointe-à-Pitre, par exemple, transporte 2 500 passagers et 1 000 membres d'équipage. S'il est à quai quand arrive un tsunami, il finit couché. Et s'il est au large, ça serait dommage que la vague le dépose dans le centre-ville…
Vendredi, et après ?
La mission touche à sa fin. Tout le code écrit et utilisé cette semaine sera publié en open source pour être réutilisé et amélioré par qui le souhaite. S'ils avaient eu un jour de rab, les hackers auraient bien aimé bidouiller le drone emporté dans leurs valises pour lui faire faire de l'orthophotographie - images aériennes prises à la verticale, sans distorsion, précieuses pour évaluer les dégâts après une catastrophe. Peut-être pour Caribe Wave 2018… En attendant, Gaël Musquet reviendra aux Antilles dès le mois de mai pour «fixer les antennes et stabiliser les sites d'observation maritime et aérienne» en Guadeloupe et en Martinique.
La veille du retour à Paris, l'entrepreneur Corentin Larose prend un feutre pour dessiner au tableau blanc la coque d'un bateau. C'est la V2 de la Muette qui prend forme : «On va faire un catamaran qui se déplace de manière autonome, avec une plateforme open source sur laquelle on peut installer n'importe quel outil.» Sonar, caméra sous-marine, antenne relais pour tirer le réseau de télécommunications d'une île à l'autre en cas de pépin… Tout devra se brancher facilement sur ce bateau à bricoler soi-même. PVC, aluminium : «80 % des matériaux doivent être trouvables dans un magasin de bricolage.» Guadeloupéens et métropolitains vont développer leur prototype en parallèle, en échangeant par plateformes wiki interposées.
Quant à l'association Hand, elle vient d'ouvrir ses adhésions et son espace de dons en ligne pour les futures missions. Gaël Musquet veut aussi recruter un maximum de radioamateurs, en voie de disparition. «Sans eux, difficile de faire de la 4G de crise ou d'émettre sur la bande FM. Ce ne sont pas des Gégé qui sentent la sueur et qui parlent dans une CB. Il faut rendre sexy le radioamateurisme.» La porte est grande ouverte aux geeks de tout poil désireux de s'engager dans les zones de crise où l'on aura besoin de leur savoir-faire.
Retrouvez la version intégrale du reportage en huit épisodes : Caribe Wave, les hackers contre le tsunami