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Comment ça va le commerce ?

A Rosny-sous-Bois, une libraire s'installe dans le désert

Comment ça va le commerce ?dossier
Dans le département le moins pourvu en la matière, Corisande Jover gère depuis quelques mois les Jours heureux et s'inscrit dans la vie de quartier pour fidéliser la clientèle.
Corisande Jover, dans la librairie les Jours heureux, à Rosny-sous-Bois. (Photo Camille McOuat pour Libération)
publié le 11 avril 2017 à 10h16

Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, une libraire en Seine-Saint-Denis. Les autres épisodes sont à découvrir ici.

Etre libraire en Seine-Saint-Denis, c'est un acte militant. Le département compte quatorze librairies pour 1,5 million de résidents, ce qui en fait le département le moins pourvu de l'Hexagone. «C'est une vraie démarche. Une volonté de créer un lieu où les gens se retrouvent pour échanger des idées, avoir une offre de livres complémentaire à celle des bibliothèques. Ce sont des villes où il n'y a pas beaucoup de lieux pour se retrouver, discuter, débattre.» Corisande Jover, 32 ans, gérante des Jours heureux depuis septembre 2016 à Rosny-sous-Bois, en sait quelque chose. Son commerce se trouve à la sortie du RER E, à deux pas de la mairie. La commune est réputée pour son centre commercial Rosny 2, qui compte chaque année près de 15 millions de visiteurs. Face à la voracité du temple de la consommation et la désertification des commerces du cœur de ville, Claude Capillon, maire LR, a mis en place une politique de préemption des baux commerciaux. Les Jours heureux ont ainsi remplacé un bar PMU. En plus de la librairie, plusieurs commerces de bouche et un café associatif ont déjà bénéficié de cette politique volontariste. «C'est plutôt attractif tant pour les commerçants que pour les habitants. De nouveau habitants s'installent, il y a des écoles et des logements en construction.» La libraire a même quitté Saint-Ouen avec son conjoint et sa fille pour «s'installer ici et participer à la vie locale». Elle souhaite que sa librairie participe au rayonnement de Rosny-sous-Bois.

Déroute et persévérance

Le brouillard, Corisande Jover l'a connu récemment. En 2011, après une rupture conventionnelle de son contrat dans une société de conseil en Seine-Saint-Denis, elle fait des stages dans des librairies parisiennes. La diplômée en sciences politiques s'établit dans le département. «Mon conjoint travaillait au Blanc-Mesnil et il n'y avait pas de librairie.» Elle y ouvre donc son commerce, mais au bout de cinq ans de présence, l'affaire n'a jamais décollé. «Les ventes étaient insuffisantes dans une ville à faible pouvoir d'achat», déplore-t-elle. Pour ne rien arranger, l'équipe municipale communiste perd les élections au profit d'une majorité centriste en 2014. La nouvelle municipalité change de fournisseur pour ses achats de livres pour les bibliothèques et les crèches. «Fin 2015, je suis obligé de faire passer mon employée à mi-temps et je peine à me verser un salaire.» Juin 2016, clap de fin. Ses collègues des communes voisines sont confrontés aux mêmes difficultés. La librairie de Bondy ferme en 2011, suivent celles de La Courneuve en 2014 et Bobigny en 2016, faisant de la commune la seule ville-préfecture sans librairie généraliste. Début 2017, celle de Pavillon-sous-Bois baisse également les stores.

Aujourd'hui, la libraire savoure, et affiche un large sourire dans son local de 100 m². Le bouquin de campagne de Mélenchon est au top des ventes côté essais, et en ce moment, les lecteurs s'intéressent aussi beaucoup à l'écologie, la permaculture et l'agriculture bio. Une cliente entre pour une carte-cadeau de mariage et au détour d'une petite discussion, repart avec un livre à offrir aux mariés. En neuf mois, la libraire a doublé son chiffre d'affaires. Son employée est passée à temps plein et une apprentie en contrat de professionnalisation les a rejointes. «On s'est même offert le luxe d'un architecte», lâche la lauréate du prix 2016 de la Fondation Jean-Luc Lagardère. Les Jours heureux ont obtenu un chèque de 30 000 euros pour avoir ouvert la première librairie de Rosny-sous-Bois. «On nous a reconnu le mérite d'avoir tenu le coup au Blanc-Mesnil et de basculer sur un nouveau projet. Le jury a apprécié le fait de ne pas lâcher le département pour aller dans un endroit plus facile.»

Soirée débat et littérature pour enfants

Si le désert des librairies lui ramène des clients des villes voisines, Corisande Jover ne bénéficie pourtant pas d'un boulevard. La concurrence existe. Amazon pour la vente en ligne et les grandes surfaces des centres commerciaux, très nombreux en Seine-Saint-Denis. A Rosny-sous-Bois, les Jours heureux cohabitent ainsi avec la Fnac hébergée dans le centre commercial Rosny 2. Dans ce combat déséquilibré, l'irréductible petite libraire la joue rusée, pour fidéliser. «Contrairement à Paris, on n'a pas de clientèle de passage, de touristes. On est sur du local. Il faut réussir à faire entrer les clients une première fois et s'assurer qu'ils reviennent.» Les livres pour enfant, qui représentent un tiers de son chiffre d'affaires, lui permettent de garder un avantage concurrentiel. Une cible à ne pas négliger dans le département le plus fécond de l'Hexagone (2,5 enfants par femme en 2014). Consciente que le métier de libraire «est le moins rentable, tous secteurs compris», Corisande Jover tente de se diversifier et de créer un écosystème. Accompagner la vie de quartier, en proposant des rencontres des débats et en nouant des partenariats avec les bibliothèques et les écoles. Elle jongle avec tous ces différents acteurs en plus de ceux du monde de l'édition.

A l'approche de la présidentielle, la libraire a organisé une soirée débat autour du Front national avec les auteurs de l'Illusion nationale (éd. les Arènes), une immersion dans la gestion municipale de trois villes FN. Corisande Jover vote à gauche. «Y a pas beaucoup de libraires de droite !» s'amuse-t-elleDéplorant l'absence de débat sur la culture, elle appelle de ses vœux une initiative nationale favorisant la lecture durant toute la scolarité. «Dans les écoles primaires, il y a près de 7 millions d'enfants, si on leur offre chaque année un livre estimé à environ 7 euros, vous vous rendez compte de l'impact économique pour les librairies ?» Autre proposition soumise aux candidats, réorienter le CICE vers les entreprises de moins de 10 salariés pour relocaliser les emplois et favoriser le pouvoir d'achat. Parce que quand «le budget est serré, c'est la culture qui trinque».