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Libération
30 ans, 30 portraits

Anne Bert, celle qui veut mourir vous salue

Atteinte d’une maladie incurable, cette autrice de livres érotiques plaide pour le droit à l’euthanasie auprès des candidats à l’Elysée.
Anne Bert (Théophile Trossat /Libération)
publié le 11 avril 2017 à 18h06
(mis à jour le 25 décembre 2024 à 7h54)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, retour en avril 2017, avec la rencontre, peu avant sa mort, d’une autrice atteinte de la maladie de Charcot et militant pour le droit à mourir.

«C’est une petite chèvre, Anne, un daguet. Ça peut être beaucoup plus dangereux qu’un cerf», nous glisse Rémy Guichard, le mari d’Anne Bert, les pouces enfoncés dans l’estomac, au point d’impact des cornes. Vrai qu’elle est tenace cette femme de 59 ans, atteinte de la maladie de Charcot. Dans la cacophonie à casseroles de la présidentielle, elle a écrit une lettre ouverte aux candidats, leur demandant de se positionner clairement sur la fin de vie. Elle se sait condamnée. Incurable et évolutif, le mal attaque ses neurones, la paralysant inexorablement. Alors, ce combat, son dernier, la secrète autoproclamée doit le mener vite, au son éphémère des tambours médiatiques.

Les équipes de Mélenchon, de Hamon et de Macron lui ont répondu. Le leader de la France insoumise prône le droit à éteindre la lumière, l’élu PS parle d’aide médicale et de mort dans la dignité et En marche est à l’arrêt sur la question. Lassalle souhaite la rencontrer. Déterminée à trucider les concepts judéo-chrétiens de la souffrance rédemptrice, hissant haut l’étendard de la liberté de choix, Anne Bert entend décider de sa mort. Sur le sujet, la France n’a fait que gribouiller des mots d’excuse autorisant, pour les patients en fin de vie, la sédation jusqu’au décès, quand la Belgique a eu l’intelligence de légaliser l’euthanasie. Le jour venu, c’est donc outre-Quiévrain qu’un médecin lui injectera le produit létal.

Epicurienne, la native de Bordeaux aime la vie. Sa famille, ses amis, la fête et les discussions à bâtons rompus. Les lumières changeantes et les ciels troués. Derrière sa longère, tout près de Saintes, lilas et herbes folles exhalent leurs violences printanières. Malgré ses bras figés, ailes brisées du souvenir d’elle, on l’imagine très bien virevoltant entre ses convives, aimantant les regards, bousculant les interlocuteurs jugés frileux. Ecrivaine et directrice de collection érotique, Anne Bert était une cuisinière hors pair, aux recettes classées sans suite. «Elle ne faisait jamais deux fois la même chose», dit en souriant son mari, salivant à l’évocation d’une anguille d’anthologie, cuite au vert. Avec un «t», précise-t-il avec humour. Un ami avoue que l’amatrice de bons vins a largement contribué à vider sa cave.

Que reste-t-il de ces plaisirs ? Elle ne se plaint pas, même si le chagrin affleure. Sur le calepin de ses activités, le blanc gagne. Oublié, la salle de sport, la natation ou le vélo. Oublié, les livres, difficiles à manipuler. Seule la contemplation des images, celles de Hopper ou Hokusai, soulage a minima le chaos de l’esprit. Depuis un cancer surmonté sans épisode dépressif, la méditation l’aide. Elle parle du temps étrangement suspendu, distendu dans le présent. Bobo éclectique, elle se branche volontiers sur France Inter ou France Culture, écoute de l’opéra, du classique comme du jazz. Mais le quotidien s’étiole. Et le secret s’enfuit. «Une de mes plus grandes souffrances, c’est d’être dépendante. Moi qui déteste qu’on me colle, je suis désormais assistée tout le temps.» Sous le pull à grosses mailles, l’aigu des épaules trahit l’avancée du mal. A l’inverse le discours, structuré et infusé d’autodérision, fait oublier Damoclès et cette fichue épée.

Depuis la publication de sa lettre, réactions et témoignages s’accumulent. Peu de charlatans à poudre de perlimpinpin, beaucoup de jeunes bouleversés, quelques malades en phase terminale qui disent leur désir de vivre encore un peu. Entendons-nous bien. Anne Bert lutte pour qu’existe légalement la possibilité de recourir à l’euthanasie. Agnostique, elle ne souhaite à personne de subir ce qu’elle endure, mais conçoit que, pour des questions religieuses ou éthiques, on n’envisage pas de s’échapper avant l’heure. Elle manipule avec précaution le terme de dignité, mais ferraille volontiers contre ceux qui pourraient l’accuser d’égoïsme. Aux opposants, qui serinent des «avez-vous pensé à ceux qui vous aiment et qui veulent que vous ne les quittiez pas ?» elle rétorque qu’elle s’est toujours «questionnée sur l’égoïsme de ceux qui exigent que les souffrants et agonisants acceptent leur chemin de croix par amour pour eux».

L’enfance se passe aux quatre coins de la France et aussi en Belgique. Issue d’une petite bourgeoisie aux valeurs assez strictes, la famille se délocalise au gré des affectations du père, directeur commercial. Les trois enfants développent leur capacité d’adaptation. L’internat, au lycée Grand-Air d’Arcachon, marque pour l’adolescente le début de l’émancipation, conscience politique précoce nourrie d’idées anarchistes et libertaires. Bac littéraire en poche, l’amoureuse des mots se cherche. Elle assiste un chirurgien, s’égare dans un premier mariage, gère un hôtel-restaurant. Divorce et exerce des jobs alimentaires. Jusqu’à ce que, chargée de tutelle au tribunal de Saintes, elle s’implique dans la protection des majeurs. Son deuxième mari est formateur dans le secteur bancaire. Il a deux fils. Ensemble, ils auront une fille, Roxane, aujourd’hui journaliste à Paris.

En 2009, dans une émission radio, elle évoquait sa peur de vieillir. Ce n’était pas la mort, le cœur qui oublie de battre, mais bien le lent délitement du désir qui l’effrayait. Sa maladie l’a précipitée dans le renoncement. Elle s’est aperçue que la séduction était «une sacrée dictature, dont le féminisme ne nous a pas libérées». Lectrice curieuse, elle apprécie les auteurs qui la chamboulent ou l’emmènent sur des chemins cabossés. Cite Pascal Quignard ou l’Art de la joie de Goliarda Sapienza. Ses écrits traitent de «l’intime». Sexe, désir, jalousie, prostitution, les thématiques disent le rapport au corps et le droit à en disposer librement.

Selon un récent sondage Ifop, 95 % des personnes seraient favorables à l’euthanasie. François Hollande en avait fait une promesse électorale. Abandonnée en fond de tiroir. Du président sortant, pour lequel elle a voté, Anne Bert dit : «Je lui en veux énormément. C’est de sa responsabilité si je suis dans cette situation de hors-la-loi.» Elle juge la campagne actuelle vulgaire, ne s’y retrouve nulle part. Si le vote blanc était comptabilisé, elle n’hésiterait pas. Pour que son combat ne joue pas les soufflés flapis, il faudrait que des personnalités politiques l’incarnent. Qui seront les Badinter ou les Simone Veil de cette cause ? Jean Leonetti, auteur de la loi actuelle, a réaffirmé sa position. A la liberté individuelle, il oppose une hypocrite «solidarité collective». Captive d’un corps qui lentement l’emmure, Anne Bert garde la force de s’indigner. Même si sous les cornes pointent la lassitude et le besoin d’apaisement. Car, intérieurement, la femme est tout simplement fracassée.

Anne Bert en 5 dates. 15 mars 1958 Naissance à Bordeaux. 1983 Rencontre son deuxième mari. 2009 L’Eau à la bouche (La Musardine). 2011 Perle (Blanche). 2015 Diagnostic de sa maladie. Janvier 2017 Lettre ouverte aux candidats à la présidentielle.

Making-of: Face à la mort, l'urgence de tisser des liens

Tout est parti d’un reportage télévisé, diffusé début 2017. A l’écran, une femme, atteinte de la maladie de Charcot, y disait sa volonté que la France légifère sur la fin de vie, à un moment où le sujet passait un peu sous les radars. Pour ce faire, elle souhaitait interpeller les candidats à l’élection présidentielle, par le biais d’une lettre ouverte, et annonçait sa décision d’aller en Belgique recourir à l’euthanasie. Derrière sa télé, Nathalie Rouiller, collaboratrice régulière de la page portrait de «Libération», songe tout de suite: «Je veux faire ce portrait plus que tout. C’était une évidence. Peut-être parce que j’ai grandi en Suisse, où l’aide à mourir est actée depuis des décennies», se souvient-elle. De sa rencontre avec Anne Bert, chez elle, en Charente-Maritime, la journaliste garde le souvenir d’une femme «très libre, brillante, dotée d’un grand sens de l’humour», avec qui elle tisse «une complicité immédiate», au point que les deux deviennent amies, se revoient, et restent en contact jusqu’à la mort d’Anne Bert, en octobre 2017. «Comme si on pressentait l’urgence de tisser des liens». Nathalie Rouiller lui rend hommage par une lettre ouverte dans «Libé», et continuera dès lors à suivre de près le sujet, auquel elle consacrera ensuite plusieurs autres portraits, touchée par le sort des malades et la souffrance des familles. Cette rencontre-là conserve une place particulière à ses yeux: «Je pense souvent à elle, d’autant que sept ans plus tard, la France n’a toujours pas de loi. Quand l’Assemblée a été dissoute, tous les efforts des dernières années ont été annihilés…»