Dans le brouhaha et l'excitation de la salle polyvalente qui se remplit d'invités, Camille Domecq, prof d'anglais, donne de la voix depuis l'estrade : «Monsieur le proviseur, accepteriez-vous de prêter votre cravate à Kimpeyi pour l'occasion ? Cela lui ferait vraiment très plaisir.» La cravate circule de rang en rang. Kimpeyi, 13 ans, est en coulisse, en train d'ajuster son costume gris anthracite. Ce vendredi de la fin mars, il s'apprête à entrer dans la peau de Nicolas Dupont-Aignan, le candidat de Debout la France. Sur scène, il dépasse d'une bonne tête ses concurrents. Il est le seul en classe de quatrième, les autres sont en sixième, tous au collège Diderot (classé REP), à Aubervilliers, (Seine-Saint-Denis) au nord de Paris. De gauche à droite, alignés avec application : Abd'Allah (Nathalie Arthaud), Aya (Jean-Luc Mélenchon), Ousmane (Benoît Hamon), Dylan (Emmanuel Macron), Farah (François Fillon), Kimpeyi (Nicolas Dupont-Aignan) et Marwa (Marine Le Pen). L'enseignante a monté ce projet avec le prof d'histoire-géo. «Un projet un peu fou» : plonger leurs élèves dans la vie démocratique, pour qu'ils s'emparent des programmes et s'affrontent lors d'un grand débat, comme à la télé. Les 30 gamins, répartis en petits groupes de 4 ou 5, ont ensuite tiré au sort un candidat.
Chifoumi. Première consigne : chaque équipe devait, à sa guise, désigner son porte-parole. Dans l'écurie Macron, une sorte de primaire a été organisée… sous forme de chifoumi (pierre-feuille-ciseaux). Dylan et Zacharia, deux sixièmes motivés, se sont affrontés pendant vingt minutes devant leur camarade Maryama, qui a noté avec application les scores sur le premier bout de papier qu'elle a trouvé : son carnet de liaison. L'affaire s'est terminée par un pile ou face. Chez Fillon, en revanche, il y avait beaucoup moins d'engouement au démarrage, et Farah a été désignée candidate par défaut. Chaque groupe a ensuite tâtonné sur Internet pour trouver les propositions en matière d'éducation. L'équipe de Dupont-Aignan a scrollé dans la semoule : sur son site, pas de trace du mot éducation, les mesures sont rangées dans «instruction publique».
La veille du débat, Camille Domecq était à deux doigts de tout annuler, de peur d'un énorme bide. En fait, pas du tout. Quelques minutes avant le coup d'envoi, Farah Fillon rit comme une fondue avec ses copines venues l'encourager. A côté, Marwa alias Marine Le Pen, 11 ans, relit ses notes, concentrée. On la devine bonne élève. Sa mère, voilée, est assise au premier rang. Elle répond, amusée et un peu gênée : «Ma Marwa… Marine Le Pen. Elle fait fort quand même. Ce matin, elle a voulu mettre une chemise et une cravate, absolument.»
Sur scène, Grasidi est dans la peau de la journaliste, avec ses baskets orange fluo. La parole est à Jean-Luc Mélenchon, alias Aya. «Il faut augmenter le salaire des enseignants pour attirer de nouveaux profs et pour que la société reconnaisse que c'est un métier important», sort-elle avec sa plus grosse voix. Abd'Allah, dans la peau d'Arthaud, avec sa cravate qui l'étrangle : «Et aussi donner de l'argent aux parents pour qu'ils aient les moyens d'acheter des fournitures scolaires.» «Je veux plus de professeurs et moins d'élèves dans les classes. Et voilà !» lance Dylan Macron. Sa décontraction fait sourire le public. En confiance, la petite Ousmane (alias Hamon) s'enflamme sur l'importance de la mixité sociale à l'école : «Je veux de la diversité des milieux scolaires et des origines sociales.» Applaudissements nourris dans la salle. Gros succès aussi pour Kimpeyi (qui porte la cravate du proviseur) : «Votez pour moi, votez Dupont-Aignan, ça rime avec gagnant !»
Costumes. La mère de Marwa retient sa respiration : sa fille propose de mettre le paquet sur l'apprentissage du français «pour que les gens, à 18 ans, ne parlent plus comme des enfants de 8 ans». Le débat dure moins longtemps qu'à la télé : une petite demi-heure suffit pour faire bouillir une salle remplie d'ados. «Tous au bureau de vote, salle B11.» Cohue dans les couloirs. Sur le pas de la porte, Farah rameute large, alpague les copains, sa prof : «Dites madame, vous allez voter pour moi ?» «Euh, comment te dire, voter François Fillon…» «Monsieur Fillon, une réaction. Etes-vous confiant sur l'issue du scrutin dans le contexte actuel ?» Farah, à fond : «J'imagine que vous voulez parler des costumes. On a le droit de me faire des cadeaux, je ne vois pas le problème. Quant à l'emploi de ma femme et de mes enfants, je suis allé(e) un peu trop loin, je reconnais mes torts. Mais on apprend de ses erreurs, les Français me comprendront. J'en suis sûr(e).» Devant l'urne, Aya Mélenchon est dépité(e) : «Ousmane est très populaire, à tous les coups c'est elle, je veux dire Hamon, qui va l'emporter.» «Pourquoi ne pas avoir fait alliance ?» Soupir : «C'est clair, j'aurais dû…» Sur la lancée, on demande à Dylan Macron comment il se positionne sur l'échiquier politique. «A droite. Enfin non, au milieu, je crois.»
Le dépouillement a débuté, les gamins-candidats ont les yeux rivés sur l'urne. Farah a failli faire capoter le scrutin : elle avoue avoir glissé deux bulletins. Finalement, l'affaire se solde par un point de pénalité. Le score est de toute façon sans appel : Ousmane (Hamon) arrive en tête avec 26 voix. Farah Fillon est loin derrière (15 voix). En troisième position : Kimpeyi Dupont-Aignan qui «appelle ses électeurs à voter Hamon». Il dit, sans rire : «Ce candidat Hamon est sérieux dans ce qu'il fait, je pense qu'il fera un formidable président en 2017.» La petite Ousmane jubile : «Je voudrais remercier ma famille, mes amis, mes profs, les surveillants.» Les deux enseignants s'échangent un regard, hilares.
photo Cyril Zannettacci