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Agitateurs

Thierry Mandon : «On n’imagine pas des malgré-nous heureux»

Thierry Mandon est secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur. François Gemenne est chercheur spécialiste des flux migratoires, soutien de Hamon.
par Thierry Mandon et François Gemenne, politiste
publié le 24 avril 2017 à 20h06

Thierry Mandon

A la rubrique météo d'un quotidien, pour la journée de dimanche, on lisait : «Le réveil est assez glacial mais les éclaircies viennent réchauffer l'ambiance.» De fait, la soirée électorale fut pauvre en euphorie. On vit bien les «marcheurs» attendre dans l'enthousiasme leur héros jusqu'à à ce que celui-ci douche leur exubérante impatience par un discours sans sel ni saveur. On ne devrait pas attendre 23 h 30 pour dîner, fût-ce dans une belle brasserie parisienne, l'hypoglycémie affaiblit. Guère plus d'ambiance à Hénin-Beaumont. On y dansa tard dans la nuit pour fêter le score de Marine Le Pen, mais au son d'un peu entraînant folklore traditionnel, racine oblige.

Mais partout ailleurs, c’est le maussade qui régnait. Nulle expression de joie ou de satisfaction, y compris parmi de nombreux électeurs des vainqueurs du premier tour. C’était la soirée de l’utile penaud, où cœur et convictions avaient laissé leur place à l’efficace tous azimuts : on votait utile pour écarter François Fillon ; on votait utile «insoumis» pour donner une ultime leçon au PS ; on votait utile Francois Fillon, puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire. On fit son devoir citoyen comme on fait ses devoirs ; par obligation. On n’imagine pas des malgré-nous heureux. Combien de temps une démocratie peut-elle tenir sans enthousiasme ? Comment peut-on réformer un pays quand scepticisme et pessimisme menacent ? A ces questions, les deux candidats apporteront des réponses dans les deux semaines qui viennent. La candidate de l’extrême droite préconisera la marche arrière. Puisque c’était mieux avant, retournons-y et nous aurons le bonheur de l’entre-soi par surcroît.

Emmanuel Macron, avec le sourire de ceux qui sentent le vent dans leur voile, affichera optimisme et confiance en espérant qu'ils soient contagieux. Le renouvellement démocratique dont il est désormais légataire doit y contribuer. Il suffira à nous engager à l'y aider. Mais après ? Deux France se font face. L'une regarde devant elle avec confiance - parfois même avec béatitude - parce qu'elle se sait toujours gagnante, ou parce qu'elle pense qu'elle le sera. L'autre se vit ou se craint comme condamnée à perdre ou à y perdre. Les rangs de la seconde ne cessent de s'étoffer. Fort heureusement, pour l'instant la scène du second tour ne recoupe pas tout à fait ces deux France. Mais le vainqueur de l'élection devra garder à l'esprit cette réalité comme une obsession. Le risque ? «Réveil glacial», disait la météo.

François Gemenne : «Quel que soit le résultat du second tour, Le Pen a gagné»

En 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen accédait au second tour de l’élection présidentielle, le choc était général. On descendait dans la rue, et tous les responsables politiques, de gauche comme de droite appelaient à voter pour Jacques Chirac, qui fut élu avec 82 % des voix. Jean-Marie Le Pen, quant à lui, n’augmentait que très légèrement son score du premier tour, passant de 17 % à 18 % des suffrages exprimés.

Quinze ans plus tard, Marine Le Pen parvient elle aussi au second tour de l’élection présidentielle, et chacun semble presque soulagé qu’elle ne soit pas arrivée en tête dimanche soir. Il n’y aura pas de grande manifestation cette fois, et il est vraisemblable que Marine Le Pen augmentera sensiblement son score entre les premier et second tours. Sauf accident, scandale ou grosse gaffe, Emmanuel Macron sera sans doute élu, mais bien moins confortablement que ne l’avait été Jacques Chirac. Il n’est même pas certain qu’il dépasse les 60 %, et la bataille sera certainement bien plus rude qu’on ne l’imagine. Et certains responsables politiques, de l’extrême gauche à Sens commun, s’abstiennent désormais d’appeler à voter pour lui au second tour. En 2002 comme en 2017, l’élection présidentielle s’est jouée au premier tour. Dans une élection qui en comporte deux, c’est une profonde anomalie et une blessure de la démocratie. Mais cette fois-ci, les électeurs en étaient conscients. Conscients de cette forme de dévoiement du mode de scrutin, puisque c’est cette perspective qui explique largement l’émergence du vote utile lors de cette élection.

Je ne dis pas que ceux qui ont voté utile n’ont pas eu raison de le faire, mais ils ont été privés de leur vote préférentiel. L’accession du Front national au second tour était vécue comme un accident électoral en 2002. Aujourd’hui, beaucoup de citoyens l’ont intégrée dans leur comportement électoral. Cette anomalie démocratique fait désormais partie de la normalité : c’est la grande victoire de Marine Le Pen, quel que soit le résultat du second tour. Et c’est le fait d’accepter chaque jour un peu plus cette normalité qui fera que Marine Le Pen sera un jour élu présidente.