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Libération
Reportage

A Saint-Emilion, les vignerons refroidis par le gel printanier

Fin avril, des températures négatives ont frappé les vignes du Bordelais, brûlant certaines jeunes pousses et compromettant une grande partie de la récolte de l’année. Des techniques plus ou moins artisanales existent pour prévenir ces épisodes de froid tardif mais les producteurs restent le plus souvent démunis.
Philippe Bardet dans ses vignes, près de Saint-Emilion, le 10 mai. (Photo Rodolphe Escher)
publié le 15 mai 2017 à 19h26

Lorsque le gel a frappé ses vignes, la première fois la nuit du 20 au 21 avril, la seconde du 27 au 28 avril, avec une température qui est descendue à - 5 °C, Philippe Bardet, 58 ans, n'est pas tombé de son lit. «J'ai su à chaque fois quelques jours avant ce qui allait nous arriver», précise sans forfanterie le viticulteur - lui préfère se dire «vigneron» - du village de Vignonet, à une trentaine de kilomètres de Bordeaux et à un jet de pierre de Saint-Emilion. Don divinatoire ? Que nenni. «Dans le Bordelais, le climat est aussi important que la qualité du sol. Alors, je regarde tous les jours la météo marine. J'ai vu qu'un anticyclone se projetait sur le proche Atlantique et que, dans le même temps, une dépression arrivait de la mer du Nord sur la Scandinavie. Cela génère un couloir froid qui finit par nous arriver dessus.»

Une douzaine de jours après ce rare épisode printanier - «à cette époque de l'année, ici, il gèle une fois tous les vingt-cinq ans» -, l'exploitant de 34 hectares de côtes-de-bordeaux et, surtout, d'une cinquantaine d'hectares de saint-émilion grand cru, sillonne son vignoble pour constater les dégâts. Ausculte les pieds de vigne de merlot, cabernet franc et cabernet sauvignon qu'il assemble pour faire ses grands crus. Et se désole des jeunes pousses et bourgeons qui ont été brûlés. Une de ses parcelles située près des bâtiments de l'exploitation et en bordure de la Dordogne a été en partie épargnée, «car la chaleur massique de l'eau protège la vigne». Cette parcelle de cabernet franc a été plantée par son grand-père en 1949. Mais la famille de Philippe Bardet est installée ici depuis 1704 et produit aujourd'hui des saint-émilion grands crus comme Château Pontet-Fumet ou Château Franc le Maine. De l'autre côté de la route, des pieds de cabernet sauvignon. «C'est un cépage plus tardif que le merlot et le cabernet franc. Il y a donc des chances qu'il soit moins touché. On peut espérer au maximum un tiers de la récolte habituelle.»

Comme ses confrères de la prestigieuse appellation saint-émilion, 80 % des vignes qu'il exploite depuis 1980 avec sa femme et désormais deux de ses fils, aidés de 28 employés permanents, ont subi les affres de ce gel. Les 20 % des parcelles de saint-émilion épargnées sont situées «près du bon Dieu», dit Philippe Bardet, à savoir sur les hauteurs du village, autour de l'église. «Au printemps, la nuit, quand ça refroidit et que le temps est humide, l'évaporation de l'eau crée du froid au sol, explique le vigneron. Et cet air froid coule comme de l'eau.» C'est la raison pour laquelle les zones de vignes les plus basses sont davantage touchées par le gel que celles situées sur les hauteurs.

Mémoire et attente

Les derniers épisodes de gel printanier de cette ampleur remontaient à 1991. «Les 21 et 27 avril»précisément. Une mémoire très précise fait partie de l'ADN d'un viticulteur. En 1956, un gel hivernal de - 15 °C avait détruit une grande partie des souches en Gironde. «Depuis, ici, il y a deux types de vieilles vignes. Celles qui ont résisté à cet épisode et celles qui ont été plantées après.»

En 2013, 2014 et 2015, la grêle avait déjà frappé ses parcelles. «Mais celle du 2 août 2013 est la plus forte que j'ai connue.» En 1961, une gelée encore plus tardive avait ravagé la plupart du vignoble. «Il y avait eu une repousse de quelques raisins. La récolte avait été famélique mais elle avait donné une année mythique. Avec des bouteilles rares, mais exceptionnelles.» Après l'épisode de fin avril, Philippe Bardet veut croire que pareil scénario peut se répéter. «Si les conditions météo sont bonnes désormais avant les vendanges, cela va être bon pour mes petits-enfants dans quelques années. Mais pas pour nous actuellement et notre compte d'exploitation.»

Que faire désormais ? Attendre. S'armer de patience. Et scruter l'évolution des ceps. «Sur les grappes gelées, on ne fait rien. Des bourgeons vont renaître. Sur les rameaux restés verts en ayant perdu leurs grappes, il va falloir tailler en étant très méticuleux.» Car une repousse est en partie envisageable sur certains pieds touchés. La vigne pousse de début avril à début août. Après un épisode de gel, le travail du vigneron consiste alors à tailler les ébauches de grappes détruites. «Au sein d'un même pied et d'une même grappe, les baies ont des compositions et une évolution différentes. Et ça peut reprendre sur le bourgeon de l'année passée. Dans trois semaines, on sera fixé.»

Le gel d'avril anéantit en grande partie la récolte de l'année et handicape celle de l'an prochain. En temps normal, il tire 5 000 bouteilles par hectare de saint-émilion grand cru, soit 300 000 bouteilles au total dans des conditions optimales. Cette année, il mise sur 1 000 flacons à l'hectare. En 1991, il en avait totalisé 50 000. Comment compte-t-il s'en sortir avec cette récolte qui s'annonce presque blanche ? «On va tâcher de réguler avec le stock que l'on a sur les trois dernières années.» Soit potentiellement 900 000 bouteilles, dont une partie se trouve toujours en cuves et en barriques. Sans compter celles des années antérieures, dont les plus anciennes datent de 1995.

Pour prévenir les effets dévastateurs du gel, des systèmes de lutte existent. Mais ils représentent de gros investissements dans une région où de tels épisodes climatiques restent rares. Et ces parades ne sont pas infaillibles. Première d'entre elles (et la plus usitée) : les chaufferettes. Des sortes de braseros positionnés entre les rangs de vigne pour réchauffer l'atmosphère. «Pour moi, c'est la solution, dit Philippe Bardet. C'est onéreux, mais je vais y réfléchir.»

Des tours à vent sont également efficaces, qui brassent l'air pour ramener au sol celui qui est plus chaud. «J'en ai une sur un de mes vignobles. Cela fonctionne sur le principe de l'éolienne. Mais mon domaine est trop morcelé pour que je puisse en mettre partout.»

Hélicos et assurance

Une autre réponse préventive est l'aspersion : la vigne est humidifiée par l'homme, et quand arrivent les températures négatives, les bourgeons sont protégés par l'enrobage glacé qui s'est formé sur eux. «C'est la technique de l'igloo, à l'intérieur duquel il fait zéro degré et où la température ne descend pas plus bas.» Enfin, des hélicoptères peuvent être également mobilisés sur les parcelles pour rabattre au sol l'air plus chaud. Mais le montant de la facture réserve cette option aux domaines les plus prestigieux.

Pour leur part, certains vignerons ont fait le choix d'assurer leur vignoble. Selon la Fédération des grands vins de Bordeaux, qui estime les pertes potentielles à 1,5 milliard d'euros, 20 % à 25 % des 6 000 viticulteurs de Gironde ont fait ce choix. Pour le syndicat, l'ambition est qu'au moins deux tiers des exploitants contractent une assurance «grâce à un système plus adapté par rapport aux garanties et au niveau de franchise». Philippe Bardet n'en est pas et n'en sera pas. «Même si des compagnies commencent à prendre en compte le gel, en principe l'assurance est pour la grêle», argumente-t-il. Ce qui le freine ? «Le montant de la prime se monte à 10 % des coûts de production : les salaires, l'amortissement du matériel, les prêts, le fermage…» Autre argument du vigneron : «L'assurance est basée sur la quantité de récolte. Alors que nous, notre modèle économique est la qualité.»