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Comment ça va le commerce ?

Près de Lunéville, les Miro, primeurs ambulants et pas déprimants

Comment ça va le commerce ?dossier
Depuis vingt-huit ans, Dominique et Valérie Miro vendent des fruits et légumes sur les marchés, mais aussi dans leur camion-magasin qui parcourt les villages environnant Lunéville, en Meurthe-et-Moselle. Ils ont tissé des liens avec leur clientèle, qui s'éteint petit à petit.
Valérie et Dominique Miro devant leur camion magasin, à Chanteheux, le 12 mai. (Photo Stéphane Harter. Agence VU)
publié le 17 mai 2017 à 12h25

Chaque semaine, Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, un couple qui tient un commerce de primeurs ambulant, en Lorraine. Les autres épisodes sont à découvrir ici.

Qui aime les klaxons ? Pas grand-monde, admettons-le, surtout quand des automobilistes se mettent à jouer une symphonie énervée au milieu d'une artère de centre-ville. Il y a pourtant des klaxons dont le son n'est pas désagréable, surtout quand on attend des salades fraîches : c'est celui des camions magasins qui parcourent les villages français. Allons en Meurthe-et-Moselle, non loin de Lunéville, et prenons Leintrey, ses quelque 150 habitants, son bel ensemble (maison commune, école et presbytère) conçu par l'architecte Joseph Hornecker après la Première Guerre mondiale, et ses maisons à porte charretière typiquement lorraines. Vers 12h30 tous les vendredis, Valérie Miro y fait résonner le klaxon de son camion magasin Renault, 17 ans d'âge et quelques difficultés maintenant pour grimper les côtes. C'est le signal qu'arrivent les fruits et légumes que son mari, Dominique, est allé chercher à Rungis le mercredi matin.

En ce vendredi de mai impromptuement ensoleillé, on fait un bout de chemin avec Mme Miro pour voir comment se passent ses tournées dans les villages de la vallée de la Vezouze. Elle s'est levée à 6 heures pour charger le camion et tourne de 9 heures à 16 heures. On s'arrête devant la maison de la première cliente de Leintrey, qui s'appelle Béatrice. Deux coups de klaxons, ouverture du panneau latéral qui dévoile un étal où sont soigneusement alignés fraises, cerises, biscuits, concombres, tomates… Dans le précédent camion, décédé en 1999, il fallait activer une pompe pour ouvrir le panneau. Là, un bouton suffit.

A Béatrice, Valérie Miro annonce, comme à chaque client ce vendredi, que sa prochaine tournée ne sera que dans trois semaines, car un traitement contre le cancer la retiendra plusieurs jours. De cela, elle parle simplement à chacun et chacune, car pour elle c'est «libérateur». «Bien sûr, il y a la chimio, la fatigue, les effets secondaires, mais dès que je me sens mieux, je retourne au travail. Je sais que les gens ont besoin de moi, que je suis utile, ça me fait du bien et j'ai besoin de voir du monde», explique-t-elle. Après avoir causé santé, Béatrice fera donc des stocks en conséquence, 2 kilos de pommes de terre charlottes, 1 kilo de carottes, un poireau, un concombre, un chou-fleur, un melon, une boîte de thon Petit Navire, une botte de persil offerte par la maison… facture totale : 37,50 euros, réglés par chèque. Et à dans trois semaines donc.

«Coup de foudre»

Comme la plupart de ses clients, Valérie Miro connaît Béatrice depuis longtemps. Cela fait vingt-huit ans ce mois-ci qu'elle et son mari ont lancé leur commerce de primeurs. Tous deux de la région, ils se sont connus très jeunes, l'un âgé de 16 ans, l'autre de 15, par le biais des «citizen-bands». «C'étaient des petits appareils avec des canaux branchés sur les ondes FM. Les gens se rencontraient sur un canal d'appel, puis on s'isolait sur un autre canal, expliquera en fin de journée Dominique Miro, permettant au néophyte que l'on est de comprendre qu'il s'agissait tout simplement de l'ancêtre des forums internet. On s'est parlé un bon moment sans se connaître vraiment, et puis un jour on s'est rencontrés pour de vrai.»

A l'époque, Valérie se voit bibliothécaire : «Je voulais être le nez dans mes bouquins, et puis voilà, j'ai rencontré un marchand de carottes.» Car Dominique, lui, veut «être dans les fruits et légumes», comme son père, qui en vend sur les marchés. A l'issue de son service militaire, il pense pouvoir récupérer le 19 tonnes paternel, mais le père ne veut pas lâcher son affaire, et continuera de travailler jusqu'à 70 ans. Dominique et Valérie Miro se mettent donc en quête d'un camion et trouvent un vendeur. Or, dans son garage, ledit vendeur héberge bien le 19 tonnes promis, mais aussi un autre véhicule, caché sous une bâche. Dominique Miro s'enquiert ; le vendeur annonce que c'est un camion magasin, prêt à servir avec son étal. «Ça a été un coup de foudre pour lui», se souvient Valérie Miro. «Je me suis dit "tiens, pourquoi pas"», tempère Dominique : «C'est facile à mettre en place, il n'y a pas de gros frais ni de gros risques. Ça ne coûtait pas cher. On a distribué des prospectus dans les villages pour prévenir, et ça a bien pris.» Les tournées seront donc une activité venant s'ajouter aux marchés (le principal pourvoyeur de recettes) et à la vente en gros (les Miro fournissent quelques vendeurs, par exemple à Nancy).

Quand il gèle dans le jardin des clients

Ce n'est pas une surprise : le chiffre d'affaires des tournées décline continuellement. En vingt-huit ans, avec une activité tournant sept jours sur sept, les Miro ont vu changer la région. Dans les villages, la clientèle est essentiellement constituée de femmes âgées, beaucoup vivant seules. Les derniers arrivants, les «étrangers» comme dit Ginette, quasiment la doyenne de Leintrey, vont plutôt faire leurs courses en ville, où ils travaillent. Le chiffre d'affaires varie selon les années et surtout les saisons. L'idéal pour les Miro, c'est quand il gèle dans les jardins des clients. Valérie Miro résume : «Quand ils disent que leur récolte a été rétamée, on leur dit "oh non, c'est dommaaage !" Ils répondent "bah, ça vous arrange bien !"» La plus mauvaise période, c'est septembre-octobre, quand tout le monde a récolté plein de mirabelles dans son jardin ou son verger.

Ils voient leurs clients comme des «parents éloignés». Parfois, on leur fait des cadeaux, comme une dame, à Amenoncourt, qui offre du kéfir à Valérie Miro. Dans certains villages, à cause d'une querelle de voisinage, les Miro sont obligés de faire un arrêt devant une maison, puis de s'arrêter à nouveau devant la maison d'à côté. Quelquefois, ils ont craint de découvrir des cadavres dans les maisons de clientes qui n'apparaissaient pas malgré les coups de klaxons. L'une d'elles était coincée dans sa cave depuis la veille, le fémur cassé. Bref, ils ont fini par s'attacher à tout ce monde, et aux lieux aussi. «Derrière chaque village, il y a une histoire», s'enthousiasme Valérie Miro, qui nous montre également, au détour d'un virage sur une route étroite, la silhouette d'un mirabellier qui dessine comme un visage. Tout n'est tout de même pas rose dans les tournées des Miro : deux fois, Dominique a été attaqué sur la route, une fois par un «drogué», donc ça allait, mais une autre par deux hommes qui l'avaient suivi et ont tenté de forcer les portières. Et la concurrence ? Il y en a eu, mais il n'y en a plus. On demande s'il y a déjà eu bagarre, Dominique Miro sourit, dit qu'en tout cas, les concurrents sont partis ou sont ailleurs.

Même si elles rapportent de moins en moins, pas question donc d'arrêter les tournées. C'est un principe : «On ne veut pas que nos clients nous abandonnent, et on ne veut pas abandonner nos clients», dit Dominique Miro. Mais voilà : le camion Renault est vieillissant et il faudrait compter, estime le commerçant, «au moins 80 000 euros» pour le remplacer. Ça n'est pas rien quand le chiffre d'affaires d'une semaine se situe aux alentours de 8 000 euros et qu'une tournée comme celle de ce vendredi en rapporte un peu plus de 500. D'autant que les Miro emploient deux autres personnes : Pierrette Baptiste, leur comptable, qui fait quelquefois des tournées, et Christophe Adam, étalagiste. Que feront-ils quand leur camionnette rendra l'âme ? Ils ne le savent pas encore.

«De tout cœur avec Macron»

Au moment où l'on parle de tout cela ensemble, Emmanuel Macron vient d'être élu président de la République – il prendra ses fonctions deux jours plus tard. Au second tour, le couple Miro et ses employés ont tous les quatre voté Macron, sans hésiter. Ils sont un peu seuls dans ces contrées où Marine Le Pen a régulièrement dépassé les 60% des voix au second tour. Sur la route, on n'a guère eu l'occasion de discuter politique avec les clientes. Valérie Miro, qui ne s'estime «pas très intelligente» sur ce sujet, n'aime pas trop aborder ces questions. De son côté, Dominique rapporte que pendant la campagne, il a senti les gens «paumés, indécis». A eux en tout cas, qui ont des ascendants venus des Baléares et de Sicile, la candidate du FN continue de «faire peur». «En 2002, on a demandé aux gens de gauche de voter Chirac contre Le Pen, et ils l'ont fait. Là, beaucoup de gens de droite n'ont pas voulu voter Macron au second tour», constate Dominique Miro, qui a d'abord voté pour François Fillon, comme son épouse.

Tous deux voyaient dans le candidat LR celui qui était le plus proche des «valeurs» des commerçants. Mais aujourd'hui, ils se disent «de tout cœur avec Macron», espérant surtout qu'il n'y aura plus d'attentats. Bien sûr, Dominique Miro trouve les cotisations trop élevées, mais il sait qu'il faudra «toujours en payer». Et puis, il n'aime pas trop «le style des commerçants qui se plaignent sans arrêt». Par contre, il aimerait bien que les retraitées, elles, aient plus d'argent. Car les Miro ont bien vu, ces dernières années, que leurs clientes se privaient de plus en plus de certains plaisirs. A Leintrey, Ginette, la quasi-doyenne, n'est pas allée voter au second tour. «Que ce soit l'un ou l'autre, on sait qu'ils ne nous mettront rien dans les poches», a-t-elle expliqué, tapotant la poche droite de sa veste.