Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, un couple de fleuristes qui tient plusieurs commerces, en Normandie. Les autres épisodes sont à découvrir ici.
Dix heures au Gros-Horloge de Rouen, les cloches tintent. Comme à l'accoutumée, Florence Felix s'est levée aux aurores pour préparer l'ouverture de son échoppe «Les Fleurs du passage». L'étal copieusement fourni en roses Espérance (en forme de choux, la spécialité de la maison), roses Avalanche, giroflées, hortensias, gypsophiles… attire l'œil. Niché sous l'ancien hôtel de ville, il a pignon sur l'artère très commerçante de la fameuse horloge astronomique qui l'enjambe et mène jusqu'à la cathédrale Notre-Dame. Un emplacement atypique et historique qui semble faire le bonheur des badauds. «Tous les jours, plein de gens prennent des photos», sourit fièrement Florence Felix. Plus de vingt ans qu'elle et son mari Nicolas travaillent ensemble «les végétaux», qu'ils «triment», comme ils disent.
«On était un peu tarés»
Le couple s'est rencontré à l'âge de 16 ans, dans une commune toute proche de la «ville aux cent clochers». «On avait une bande de copains du quartier, on se retrouvait pour aller jouer aux jeux vidéo. Bien loin des sites de rencontres d'aujourd'hui», confie la fleuriste. Rapidement, ils s'installent, se marient et font «un premier bébé», Matthis, qui baignera sitôt né dans les bacs à fleurs. Si «Nico» évolue depuis toujours dans le domaine de l'horticulture, Florence est à l'époque coiffeuse. «Ça me plaisait mais j'avais envie de découvrir autre chose.» Son époux prospecte pour elle chez Floris où il bosse alors, le grossiste belge en fleurs coupées. «Sur trois jours, pour des fêtes, on voyait 45 semi-remorques débarquer la marchandise, explique-t-il. 60% en provenance de Hollande, 30% d'Italie, le reste c'est de la production locale.» Tous deux prennent du galon dans l'entreprise. Nicolas Felix récupère la gestion des entrepôts de Rouen et de Caen ainsi que de la bouquetterie, tandis que Florence, enceinte de leur deuxième enfant, Raphaël, devient responsable du secrétariat de la boîte et des accessoires pour les deux villes. Le boulot rythme leur vie. Exit les week-ends, encore aujourd'hui. «Je faisais 80 heures par semaine. Je ne pouvais même pas régler mon réveil qu'il sonnait déjà», se souvient-il. Sans parler des 200 coups de fil par jour. «On ne comptait pas nos heures et on ne parlait même pas salaire tellement qu'on était content de s'activer.» Florence concède tout sourire : «On était un peu tarés.» Cause à effet ? Leur vie perso commence à battre de l'aile. «Les seules fois où les voisins nous ont souri, c'est quand on est venus avec l'équipe de rugbymen qui ont montré leurs fesses», rigole celui qui a arrêté son sport fétiche faute de temps. Et puis arrive «le drame». Florence et Nicolas se séparent puis divorcent en 2012. Ils continuent de bosser ensemble mais «c'était compliqué».
Nicolas Felix quitte alors Floris et prend la location-gérance de deux grosses boutiques de fleurs au Havre, toujours en Normandie. Le moyen pour lui d'appâter les banques pour «qu'elles lui prêtent» ensuite. Et ça marche. Avec un associé, il rachète les deux commerces et en ouvre un troisième, toujours au Havre, inauguré par l'ancien député-maire LR de la ville et actuel Premier ministre, Edouard Philippe, himself. «On se croisait aux réunions des associations de commerçants et je lui avais demandé de venir, confie Nicolas. Il a passé une heure avec nous, il a été royal.» A l'époque, le commerçant présumait que «ce juppéiste de la première heure» allait prendre la Justice sous Hollande. Cette fois, «dès que j'ai entendu son nom circuler pour Matignon, je me suis dit "ça y est".»
«Prendre 30% du bénéfice, c’est pas possible»
Entre-temps, les deux se rabibochent. «Je suis allée le rechercher parce que c'est l'homme de ma vie. On s'est réinstallés dans notre maison près de Rouen, où Nico a acheté une quatrième boutique, j'ai quitté Floris et j'ai aussi aidé pour Le Havre.» Après s'être pacsés, leurs amis leur ont payé un nouveau mariage, qui s'est déroulé en 2015, «parce que l'histoire était trop belle». Même si Nicolas fait toutes les semaines les allers-retours entre Rouen et Le Havre pendant que Florence s'occupe prioritairement de la boutique rouennaise, pas question cette fois de passer à côté de leur vie personnelle. «On prend trois semaines de vacances par an, deux avec les enfants et une tous les deux», confie la jeune (re)mariée. Chez eux, l'anticipation et l'organisation priment sinon «impossible d'être efficace». Nicolas désormais son propre patron avec 16 employés dont sa femme, salariée de l'entreprise, ne cesse de râler contre le poids des charges sociales et notamment le Régime social des indépendants (RSI). «On aimerait bien payer plus cher les employés mais ce n'est pas possible. On les paie au Smic mais pour l'entreprise ça représente 3 200 euros. Vous vous rendez compte ? interpelle Florence. Prendre 30% du bénéfice, c'est pas possible. On ne peut pas taxer comme ça.» Elle pointe l'enseigne de la boutique accrochée au mur : «Pour ça, c'est 300 euros par an.» Entendez, pour le Trésor public.
L'argent part vite avec les salaires, mais surtout les crédits pour les fonds de commerce, les loyers des murs et bien sûr l'électricité et l'eau. Malgré tout, pas question d'augmenter le prix des bouquets qui oscillent autour d'une vingtaine d'euros. «L'orchidée est à 26,90 euros. La plus grosse pièce, le lierre, est à 45 euros.» Le commerce tourne bien. La clientèle vient de partout en France et de plus en plus de Paris : «Quand vous êtes en vacances, je sais que ça va être bon pour moi», se frotte les mains Florence. Mais tout ça pour combien de temps encore ? «Avec l'élection d'Emmanuel Macron, j'attends de voir du changement. L'artisanat est le premier métier de France mais si on mange les commerçants, ce n'est pas possible de créer du travail. On ne parle que des grands groupes !» s'indigne-t-elle avant de s'interroger : «A-t-on assez de recul pour l'avoir mis au pouvoir ?» Quand on aborde le volet Front national, celle qui a voté blanc au second tour de la présidentielle comme son mari, et Fillon au premier, tempère : «Peut-être qu'elle pouvait amener des idées. Elles ne sont pas toutes mauvaises.» Mais pour l'heure, il y a plus urgent : la fête des mères du 28 mai. 30 000 fleurs seront livrées pour l'occasion et réparties entre les 4 magasins où la part belle est faite aux roses et aux pivoines, soit 4 fois plus qu'une semaine dite «normale».