«Les mammouths, leur tête est mise à prix.» Il le dit sans hargne, presque à regret. Place de la Solidarité, entre bistrots, bagnoles et scooters, à Wazemmes, quartier populaire de Lille, Naïm résume ce qui pourrait arriver à François Lamy, proche de la maire socialiste Martine Aubry : perdre le fief imperdable. Même dans la 1re circonscription du Nord (1), celle de Pierre Mauroy et de Bernard Roman, et avant eux de Roger Salengro, les socialistes sont une espèce menacée. Dans le champ de vision de Naïm, ils ont disparu. Il a voté Philippe Poutou - «le plus sincère» - au premier tour de la présidentielle, et Macron au deuxième. Et aux législatives ? Dimanche, il votera Christophe Itier, le candidat La République en marche (LREM). «Aujourd'hui, c'est les banquiers qui commandent, avec ou sans Macron. Alors, la France il faut la relever tous ensemble.» Il glisse : «Ce que j'espérais se réalise. On a osé.» Osé quoi ? «Voter autre chose que socialiste.»
A Lille, ils ont été nombreux à oser. Dans cette circonscription dévolue à la gauche depuis plus de quarante ans (avec une parenthèse à droite entre 1993 et 1997), là où Hollande avait frisé les 35 % au premier tour en 2012, Benoît Hamon a tout juste dépassé les 10 %.
Trottinette
C’est donc mal parti pour François Lamy, par ailleurs toujours député de l’Essonne, parachuté depuis trois ans à Lille pour porter l’habit de dauphin de Martine Aubry. Et c’est bien parti pour deux de ses adversaires : le candidat de LREM, Christophe Itier, et celui de La France insoumise, Adrien Quatennens, qui pourraient se retrouver face à face si l’on en croit les résultats de leurs mouvements à la présidentielle. Jean-Luc Mélenchon avait cartonné au premier tour avec plus de 30 % (plus de 50 % dans certains bureaux), devant Emmanuel Macron, qui était arrivé deuxième avec 24 % puis avait totalisé plus de 76 % au second tour. Hamon est, lui, arrivé cinquième, derrière la droite et le Front national. Chez Les Républicains, le centriste Nicolas Lebas est trop proche d’En marche pour espérer se démarquer, sauf à Faches-Thumesnil, dont il est le maire. Quant au FN, malgré des scores élevés dans certains bureaux de Lille-Sud, il dépasse à peine 15 %.
La participation s’annonce faible, ce qui devrait empêcher un troisième candidat d’obtenir les 12,5 % des inscrits pour se hisser au second tour et provoquer une triangulaire.
Christophe Itier, patron de 1 500 salariés à la tête de l'association de travail social La Sauvegarde du Nord, où les syndicats accusent cet ancien du cabinet d'audit Deloitte d'importer les méthodes de management du privé, est porté par le bon score de Macron et par les sondages. L'homme est sur tous les coups. Dans les bars de nuit de la rue Masséna pour parler sécurité, au congrès de SOS Médecins, dans les petits-dej de «start-upers», à la Nuit du bénévolat, à la Gay Pride… A Loos, où on le suit le vendredi 2 juin dans une opération porte-à-porte, il est piloté par Elisabeth Masquelier, ancienne adjointe socialiste de la commune, qui connaît tout le monde. «Vous allez gagner» grâce à elle, lui prédit un fleuriste. De fait, il a ses chances. Car les quartiers populaires, plus mélenchonistes, sont aussi les plus abstentionnistes. A l'inverse, à Lille-Centre, où les gens vivent mieux, on veut donner sa chance à Macron, et on vote davantage.
Ce même vendredi, François Lamy fait, lui, du porte-à-porte à Wazemmes. «J'aurais voté socialiste dans un autre contexte», avoue Charlotte sur le pas de sa porte, de retour de promenade avec ses deux fillettes de 3 et 6 ans, trottinette à la main et casque sur la tête. Quand le candidat s'éloigne, Charlotte confesse avoir voté Macron par calcul aux deux tours, alors qu'elle penchait pour Hamon. «Maintenant que Macron est élu, je vais garder une cohérence. Il a réussi à faire un truc qui donne envie d'y croire.» Puis : «J'ai une fille qui entre en primaire, je suis concernée par les effectifs divisés par deux en CP. Je trouve même bizarre qu'on n'y ait pas pensé avant.»
«Bon courage»
Dans cette circonscription, Lamy doit doubler le score de Hamon pour espérer être au second tour. Ce n'est pas gagné. A Wazemmes, même trois ans après le parachutage du socialiste, celui que les gens reconnaissent devant leur porte ce jour-là, ce n'est pas François Lamy, c'est l'homme côté de lui : Hakim Agouni, le patron de la grande épicerie du quartier, le Comptoir d'Afrique et d'Orient. «C'est qui le type en costard à côté de Hakim ?» semblent se demander les Wazemmois qui klaxonnent, ou font des grands coucous de loin au commerçant. Pour ces législatives, un tour de passe-passe a permis d'exfiltrer Bernard Roman, le député socialiste élu en 2012. Il a démissionné de son mandat de député pour prendre un poste à la tête de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Arafer). Il y a un peu plus de vingt ans, le dauphin pour la mairie de Lille, c'était lui. Et puis, catastrophe, Pierre Mauroy lui avait préféré Martine Aubry, à cause de cette même 1re circonscription. Roman l'avait perdue contre toute attente aux législatives de 1993, à quelques centaines de voix pour la droite. Il s'est rattrapé les quatre mandats suivants. A Lille-Sud et Moulins, on parle avec nostalgie de ce député de terrain.
Pour ne rien arranger, Bernard Charles, longtemps président du conseil de quartier de Lille-Sud et débarqué de ce poste par Aubry qui lui a préféré un centriste, est passé chez En marche. Lamy se rassure. «On a fait adhérer 60 personnes à la section de Lille-Sud. Elles font campagne pour nous.» Devant cet afflux soudain qu'il estimait suspect, le secrétaire de la section a démissionné quand les encartés tous neufs sont arrivés.
Le candidat PS grille un cigarillo en terrasse d'un café de quartier, à la lisière de Wazemmes et du centre-ville plus cossu. «Le maître mot, c'est "bon courage"», dit-il entre deux blagues. «Ah, vous êtes venu faire de la politique ?» dit la patronne du bistrot en remarquant les tracts. Elle n'a pas voté à la présidentielle et ne votera pas aux législatives. Elle votait socialiste, avant. Lamy s'inquiète de voir déserter des électeurs du premier tour. Mais assure que personne ne lui reproche d'être parachuté. «Je ne l'ai pas entendu une seule fois. Il n'y a pas de mauvais accueil.» Peut-être parce qu'il n'est pas une menace, persifle un professeur de science-politique, qui soutient Christophe Itier. «Avant, les gens engueulaient les socialistes quand ils faisaient du porte-à-porte. Maintenant, ils ne prennent même plus la peine.»
Grignoter
Les engueulades, François Lamy se les sert tout seul, quand il fait l'inventaire des années Hollande. «A chaque fois que la gauche a été au pouvoir, elle a laissé sa marque. En 36, les congés payés ; en 81, l'abolition de la peine de mort ; en 97, les 35 heures et la CMU. Mais en 2012 ? La loi travail…» Il veut croire que le bilan de Hollande ne le plombera pas. «Martine n'a pas l'image du bilan.» Sur ses tracts, il a fait tamponner en rouge un «de gauche» près de sa photo, pour se démarquer des autres socialistes. Et dans son quatre pages, il a fait inscrire les mesures qu'il votera (moralisation de la vie politique), et celles qu'il ne votera pas (facilitation des licenciements, suppression de 120 000 postes de fonctionnaires), comme si la victoire d'En marche était déjà acquise à l'Assemblée. Après un tractage sur le marché de la place Sébastopol, le candidat de La France insoumise, Adrien Quatennens, fait une pause à l'étage de l'Etoile Coffee, un café du centre de Lille dont il a fait son QG. Il espère ne pas se faire grignoter les 30 % de Mélenchon et réussir à défier En marche au second. Quand on lui sert l'argument de Martine Aubry selon lequel sa gauche est celle du «rêve» et ne peut pas l'emporter au second tour car elle ferait fuir le vote centriste, le conseiller clientèle de 27 ans sourit : «Parce que bien sûr, en cas de duel PS-En marche, tout le monde pense que le PS va gagner !»
Si après avoir perdu la présidence de la région, le département, les mairies de Roubaix et Tourcoing ainsi que la métropole, le Parti socialiste perd la plus emblématique de ses circonscriptions dans le Nord, Martine Aubry rempilera à la tête de la ville plutôt que de confier la candidature à son protégé François Lamy. Elle avait promis de laisser la place, «sauf catastrophe». La catastrophe, on est au bord.
(1) La 1re circonscription du Nord est à cheval sur Lille-Centre, Faches-Thumesnil, Loos, et les quartiers populaires lillois de Wazemmes, Lille-Sud, et Moulins
Précision : Dans une première version de cet article, nous avions cité François Lamy expliquant qu'il avait versé de l'argent provenant de sa réserve parlementaire de député de l'Essonne à des associations de Lille-Sud, un coup de pouce aux associations qui aurait permis des adhésions en retour. Cette phrase provenait d'un échange, à la terrasse d'un café de Wazemmes, avec le candidat, en présence de plusieurs militants socialistes. Quand le candidat a déclaré : «On a fait adhérer 60 personnes à la section de Lille-Sud. Elles font campagne pour nous», je lui ai demandé : «Vous dites "on a fait adhérer", c'est à dire ?» Le candidat commence par répondre : «Ce ne sont pas des fausses cartes. Ce sont des gens qui voulaient adhérer, et qui n'y arrivaient pas, qui nous disaient «on veut entrer au PS, ils veulent pas de nous» C'était une section blanche, et âgée, qui n'était pas à l'image du quartier.» Nous sommes interrompus par la patronne du café, et la conversation dévie sur autre chose. Une fois la patronne partie, je reviens à la charge sur la question des adhésions, car elle a été au centre d'une polémique portée par la Voix du Nord, qui a accusé le candidat d'avoir arrosé les associations pour les obtenir. « Vous avez dit «on a fait adhérer». Comment on fait? Vous avez utilisé la réserve parlementaire ? » Sa réponse a été celle-ci : «Ce sont des gens qui viennent des clubs de foot, des associations du quartier. Avec la réserve parlementaire, on a pu aider des clubs de foot, l'association Fame, la tente des glaneurs de Wazemmes, mais aussi des associations nationales comme l'AFEV, ou AC Le feu. L'association Fame, par exemple, pourra se payer un ordinateur. On a aussi emmené des gens visiter l'Assemblée nationale. La réserve parlementaire, ce n'est pas clientéliste, ça permet de soutenir du monde. Si on la supprime, il faudra trouver une autre solution.» La citation finale parue, et que nous avons supprimée, est une contraction de ses deux réponses. A-t-il mal compris la question, le lien que je faisais dans la question entre les adhésions, et l'argent de la réserve parlementaire ? François Lamy affirme aujourd'hui, que ce n'est pas ce qu'il a voulu dire, et qu'il ne fait pas de lien entre les adhésions et l'argent de la réserve parlementaire. H.S.
Réponse de François Lamy
Dans un article de son édition du 6 juin 2017, la correspondante de Libération à Lille me fait dire, entre guillemets, que j’aurais fait adhérer au Parti socialiste des membres d’associations financés par ma réserve parlementaire. Je déments catégoriquement avoir prononcé cette phrase. Je déments également la situation décrite. Comme l’a démontré le site d’information «Médiacités» du 20 mars, je n’ai pas utilisé ma réserve parlementaire pour recruter des adhérents. Les nouveaux adhérents de la section de Lille Sud sont des sympathisants qui se sont engagés pleinement et volontairement dans la campagne présidentielle de Benoit Hamon. Quant à ma réserve parlementaire, elle a servi à financer des associations nationales liées à la politique de la Ville (coordination Pas Sans Nous, Fondation Imad Ibn Ziaten, AFEV, etc.) ou des associations locales que je connais, et bien entendu sur projet. J’ai déjà annoncé il y a plusieurs semaines que j’attaquerai en diffamation toute personne qui colporterait cette fausse information insultante pour les adhérents de ces associations comme pour moi même.