Lépanges-sur-Vologne a enterré son enfant mort. La petite église de ce village des Vosges, à flanc de coteau, était pleine à craquer : 600 ou 700 personnes. Devant, il y avait la très grande famille des Villemin-Jacob en costumes bleus trop larges ou en robes à fleurs. Derrière s’entassaient les villageois en blue-jeans repassés et en anoraks propres. Dans la masse s’étaient cachés, tant bien que mal, un député attristé, quelques gendarmes en civil (dont un avait encore, toute fraîche sur le front, la marque de son képi), et puis tous ces journalistes, voyeurs professionnels dont certains, placés au premier rang, jouaient les arrière-petits-cousins.
Monsieur le curé a d'abord rendu hommage à la mère en priant «Je vous salue Marie» et a parlé de la peine des parents de Grégory. Mais pas plus de quinze secondes. Pour le reste, c'était sans doute une messe comme les autres. Devant une étoffe blanche, sur le petit cercueil à roulettes, le regard de Grégory en photo couleur fixait la salle. Riant. Il n'y a presque pas eu de pleurs. Sauf à la fin, quand la mère, Christine, a craqué, déclenchant des sanglots étouffés et des sorties de mouchoirs. Monsieur le curé a parlé «des enfants martyrs et des enfants pauvres» ; il a recommandé de donner, pour eux, une pièce. Ce que presque tout le monde a fait, francs d'argent et sous jaunes.
Poings serrés
A Lépanges, on n'est pas avare, mais économe. Pendant que les gens tristes défilaient, aspergeant d'eau bénite la petite caisse à roulettes, Saint-Preux, en musique de fond sur la chaîne stéréo du presbytère, marquait la cadence. Les enfants de chœur bâillaient. Des mères hissaient leur petit à bout de bras pour qu'ils voient bien le cercueil et la photo. Debout, en rang d'oignons sur les premiers bancs, les hommes de la famille avaient les poings serrés et les mâchoires aussi. Les gendarmes et le juge l'avaient assez dit, les journaux l'avaient écrit : «L'assassin était peut-être dans l'église.»
Et ça la foutait mal. Apparemment serein et pragmatique, le curé réglait la circulation : «Sortez par les côtés, s'il vous plaît, sinon il va y avoir des embouteillages.» Dans le cimetière juste à côté, les jeteurs d'eau bénite, leur devoir accompli, commençaient à affluer. Les photographes se postaient. La procession arriva par le côté. La grand-mère, Monique, solide paysanne de 50 ans, s'accrochait au cou du grand-père, Albert, en chemise violette, hagard et frêle dans son costume cintré. Lionel, le jeune fils de 11 ans, marchait en retrait, avec des gestes et des mots d'adulte : «Laissez-nous nous recueillir en paix !»
La procession arriva dans le cimetière du bas. Près du caveau fleuri. Tout était encore calme, malgré les clic-clac des appareils photo. Les villageois et les collègues de travail du père et «chef» s’étaient dispersés plus haut, derrière le mur. Pudiques. Monsieur le curé a donné l’ordre, et le cercueil a glissé doucement sous terre.
En cercle
Alors les murmures ont monté. La mère, Christine, a poussé un long cri de désespoir, révélant que tout, jusque-là, avait été trop silencieux. «Greg, reviens ! Chéri, empêche-le !» Elle est tombée en hurlant dans l'herbe. Un photographe s'est approché avec un caméraman. Lionel et Gilbert (l'oncle de Grégory) ont fait la police : «Arrêtez de nous faire chier avec vos photos !» Un des leurs a pris une pierre, mais, retenu par le maire affolé, il ne l'a pas lancée. La famille s'est ensuite repliée en cercle autour de la grand-mère, Monique, en pleine crise de nerfs. Un journaliste a appelé un docteur. Puis, le père, Jean-Marie, s'est enfui avec sa femme, Christine, dans ses bras.
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La tribu faisait front, recroquevillée sur sa douleur. Sur son secret aussi, ont pensé les spectateurs. Monsieur le curé n'était déjà plus là. Les photographes sont partis. Les ancêtres regardaient le ciel soudain nuageux : «C'est pas possible de nous faire ça, on l'a pas mérité.» En quelques minutes, il ne restait plus qu'un fossoyeur bouchant un trou et une petite vieille changeant l'eau des fleurs de la tombe de son mari, mort à la guerre.
Après cet enterrement étrange, où, «pour la première fois depuis… toujours», m'a dit un frère, le clan s'était rassemblé, traqué, fuyant par petites grappes la foule et les regards pesants, un noyau d'une quarantaine de Villemin-Jacob s'est réfugié chez Jean-Marie, dans la maison du plateau, un kilomètre plus haut. Il était alors 15 h 15 à Lépanges-sur-Vologne. Monsieur le maire a dit : «Je m'excuse, mais j'ai un mariage à trois heures et demie.»