En ce temps-là, Laurent Fabius venait d’être nommé Premier ministre de la France et Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Education nationale, tentait de désamorcer la guerre entre école privée et école publique. Se préparait la deuxième marche des Beurs et, pour la première fois, la France allait extrader des Basques vers l’Espagne, brisant un tabou ancestral. Quant aux juges, ils mettaient en accusation la police pour des contrôles d’identité préventifs, pratique alors totalement illégale.
Et ce jour-là, le 16 octobre 1984, vers 21 h 15, les pompiers de Docelles découvraient le corps de Grégory Villemin, 4 ans, flottant pieds et poings liés dans la Vologne, à 6 km du domicile familial de Lépanges-sur-Vologne (Vosges). Son oncle ayant reçu quelques heures plus tôt, à 17 h 32 un appel téléphonique revendiquant l'assassinat. Quelques jours plus tard, le 17 octobre 1984, une lettre anonyme adressée à Jean-Marie revendiquait le crime : «J'espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con.» Ce corbeau harcelait le couple Villemin depuis trois ans.
Impact ahurissant
Ce fait divers a mis quelques jours avant d'arriver à Paris, et plus précisément dans les rédactions des quotidiens nationaux. «Chasse au corbeau à Lépanges : il a noyé le fils du chef», titre Libération, le 19 octobre 1984, dans le premier papier écrit de ce qui deviendra l'affaire Grégory. Sur le moment, nul n'imaginait ni la suite ni, surtout, l'impact ahurissant de la mort de cet enfant. Lépanges était bien loin, c'était une région tout au bout de l'Est déserté, ne fallait-il pas près de cinq heures en train pour se rendre jusqu'à Epinal. Mais peu à peu, comme une remontée, au fil des rebondissements, la mort de Grégory est devenue «l'affaire Grégory». Comme le retour d'une France profonde, sombre et double, avec un jeu de corbeaux, de dénonciations, dans un bout de territoire peuplé d'habitants aux familles entremêlées, se connaissant tous, se fréquentant, se surveillant, souvent en rivalité. Il y avait tous les archétypes que l'on pouvait souhaiter. Et surtout il y avait un corbeau. Le corbeau, comme dans le film d'Henri-Georges Clouzeau, sorti en 1943, qui avait frappé les esprits.
Feuilleton morbide
A Libération, Denis Robert, jeune journaliste vivant à Metz, allait se passionner pour l'affaire. Il n' y avait alors aucune chaîne info en continu, mais juste une dizaine de journalistes locaux ou nationaux qui allaient bien vite transformer ce drame de la Vologne en mystère de la chambre jaune. Qui est responsable ? Comment cela a-t-il pu être possible ? Tout le monde mettait en avant son hypothèse. On a du mal à l'imaginer aujourd'hui, mais on ne parlait que de cela. Un jeune député gaulliste d'alors, Philippe Seguin, maire d'Epinal, avait sa théorie, et la répétait à qui voulait l'entendre : c'était la mère de Grégory qui avait eu un moment d'inattention, son enfant s'était noyé dans la baignoire, et pour cacher ce drame à son mari un peu brutal, elle avait raconté une tout autre histoire.
Les journalistes sur place multipliaient la diffusion d’informations plus ou moins hasardeuses, se prenant pour des juges quand ce n’était pas pour des gendarmes. Tous passant des nuits à disséquer l’arbre généalogique de la famille pour trouver le chaînon meurtrier.
Voilà. Pendant des mois, sans s'en rendre compte, un feuilleton morbide a passionné la France. Avec ces moments-clés : l'arrestation du cousin, Bernard Laroche, puis sa libération, puis son assassinat par Jean-Marie Villemin. Puis le juge Lambert changeant radicalement de position et décidant que c'était Christine la coupable. Pendant des semaines, on a attendu sa mise en examen, nul n'en doutait, c'était fait, juste l'affaire de quelques jours. Serge July, patron de Libération, a demandé à Marguerite Duras d'aller sur les traces du meurtre pour tenter de donner du sens à «un crime impensable». A l'époque, Marguerite Duras venait de publier l'Amant qui allait se vendre à plus d'un million d'exemplaires.
Avec Denis Robert, nous avons accompagné Marguerite Duras et son ami Yann Andréa sur les bords de la Vologne. Un voyage hors du temps et de la réalité, frappant aux portes des différents protagonistes. Et Marguerite Duras écrivit un papier magnifique - «Sublime, forcément sublime» - publié en juillet 1985, à une époque où la culpabilité de Christine Villemin n’est plus évidente. D’où les réactions très violentes de certains contre l’écrivaine, pointant le fait qu’au lieu de défendre des accusés, elle accable une innocente.
Visages successifs
Ce fut le premier pas d’un retour à la réalité. Le 16 juillet 1985, bien qu’enceinte de six mois, Christine Villemin entame depuis la prison de Metz une grève de la faim. Finalement, la chambre d’accusation de Nancy, relevant l’insuffisance des motifs de mise en détention provisoire, la libère. Mais ce n’est que le 3 février 1993, que la cour d’appel de Dijon prononce un non-lieu pour «absence totale de charges», une première en droit pénal.
Pour ceux qui ont suivi ce fait divers hors normes, l’évolution des visages de Christine et Jean-Marie Villemin, au gré des rendez-vous judiciaires, a quelque chose de saisissant. Au départ si jeunes, si naïfs, si vivants, ils sont devenus blêmes, vieillis, perdant toute expression, toute vie. Fatigués, épuisés, comme vidés. Ils ont pourtant résisté. Toujours là, toujours en vie.