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Analyse

Graphologie, grandeur et décadence

Affaire Grégory, une histoire françaisedossier
Les récentes analyses de lettres du corbeau ont relancé l’enquête dans l’affaire Grégory. Pour autant, la justice s’est perdue par le passé entre les différentes thèses des experts en écritures.
Une lettre envoyée le 17 mai 1983. (Photos l’Est républicain. MAXPPP)
publié le 16 juin 2017 à 21h01

Depuis plus de trente-deux ans, la justice traque le corbeau entre les lignes et dans ses lettres noires, elle cherche son empreinte dans les rainures du papier, sous les timbres, guette ses maladresses, répertorie ses caractéristiques et ses mots fétiches. Qui est l’expéditeur anonyme qui a fait vivre un calvaire à la famille Villemin ? Celui qui a joué avec malice sur les haines recuites du clan et mené la justice par le bout du nez ? Qui a harcelé sans fin et menacé de mort ? Jusqu’à mettre à exécution sa funeste prophétie en tuant le petit Grégory le 16 octobre 1984.

Contrairement à ce que l'on pouvait imaginer, ce n'est pas l'ADN considéré comme la «reine des preuves» du XXIe siècle qui a provoqué un sursaut dans le dossier. Mais une énième expertise en écriture. Voilà qu'on en revient aux vieilles méthodes. La justice, qui, par le passé, a sollicité des dizaines d'experts agréés par une cour d'appel ou par la Cour de cassation lors de la procédure, semblait pourtant incitée à y renoncer. Se trouvant davantage égarée qu'éclairée par les spécialistes.

En 1993, l'arrêt de non-lieu de la chambre d'accusation mettait ainsi en garde contre les «difficultés de l'expertise en écriture qui ne relève pas d'une science exacte». Elle «donne des résultats souvent aléatoires et incertains, notamment dans une affaire comme celle-ci». Pour preuve, Christine Villemin, la mère de Grégory, a été blanchie malgré les expertises accablantes.

«Conclusions confondantes»

D'autant que, dans ce cas précis, l'exercice est particulièrement périlleux : certains courriers du corbeau sont rédigés en lettres d'imprimerie, donc impersonnelles et faciles à imiter. Quant aux suspects, ils sont difficiles à individualiser : originaires de la même famille, de la même région, ils appartiennent au même milieu social et ont reçu la même formation scolaire. «Ce qui multipliait les risques d'erreur», selon le dossier. Pas de quoi décourager les magistrats actuels qui ont diligenté de nouvelles analyses, apparemment fructueuses. «Les conclusions sont confondantes», a affirmé Jean-Jacques Bosc, le procureur général de la cour d'appel de Dijon. Selon lui, Jacqueline Thuriot épouse Jacob, serait ainsi l'auteure d'une lettre de menaces de 1983 rédigée en écriture cursive et «moins formellement» d'une autre, en style typographique. «Le dossier révèle l'existence d'un lien indissociable entre les trois lettres de 1983, le courrier de revendication et l'enlèvement de l'enfant», insiste le procureur. Autrement dit, par associations successives, on en arrive à une inculpation pour séquestration. Après des années de silence, ce rebondissement a-t-il été permis par les «évolutions plus récentes dans la discipline», évoquées dans un communiqué de presse du parquet et de la gendarmerie ? Un professionnel proche du dossier se montre surpris : «Les techniques d'aujourd'hui sont les mêmes qu'avant. A l'époque, on travaillait déjà avec les microscopes stéréoscopiques.»

Revenons aux origines de la procédure. Quatres lettres du volatile ont été incessamment passées au crible : la première, en date du 4 mars 1983, a été envoyée à Jean-Marie Villemin avec ce court texte en écriture typographique et truffé de fautes d'orthographe : «Je vous ferez la peau à la famille Villemain.» (sic) Puis celle du 27 avril reçue par ses grands-parents, Albert et Monique Villemin, et commençant par «si vous voulez que je m'arrête» (également en lettres d'imprimerie). Lors de sa missive suivante, le 17 mai 1983, le corbeau semble opter pour un style plus personnel, en lettres cursives. Loquace dans ce texte de trois pages, il fait ses adieux à la famille : «Ceci est ma dernière lettre, vous n'aurez plus aucune nouvelle de moi. Vous vous demanderez qui j'étais mais vous trouverez jamais.» Pourtant, le lendemain de la mort de Grégory, l'oiseau de malheur s'adresse directement au père de l'enfant : «J'espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con.» Les enquêteurs en sont persuadés : s'ils démasquent le corbeau, ils auront aussi l'assassin.

Commencent alors les expertises en série. Des dictées sont organisées auprès des témoins pour fournir des matériaux de comparaison et des documents prélevés chez un grand nombre de personnes. La chasse est ouverte. Dès le 30 octobre 1984, Anne-Marie Jacquin Keller et Marie-Jeanne Berrichon Sedeyn, «deux spécialistes de haut niveau et à la compétence reconnue», selon le dossier, examinent les quatre lettres et aboutissent à la même conclusion, sans s'être concertées : l'auteur est Bernard Laroche, un cousin de Jean-Marie Villemin. Elles brossent même un portrait de l'auteur «pouvant correspondre à Bernard Laroche, un individu intelligent sans être intellectuel tel qu'un agent de maîtrise». Pour rappel, l'homme sera inculpé du crime, puis libéré faute de preuve. Convaincu de sa culpabilité, le père de Grégory l'abattra d'un coup de fusil en 1985.

Les autres experts n'auront de cesse d'osciller entre deux scripteurs des «écrits litigieux» : Bernard Laroche et Christine Villemin. C'est ainsi qu'un premier collège, Alain Buquet et Françoise de Ricci d'Arnoux, aboutissent à l'aide d'une «méthode statistique» assez décriée, à cette conclusion : Christine Villemin est celle qui présente le moins de discordances avec l'écriture du corbeau. 25,71 % exactement. Pressentant que la technique est sujette à caution, le juge d'instruction désigne deux autres experts. Pour eux, pas de doute, les quatre lettres ont été écrites par un «scripteur unique» et c'est, encore une fois, Christine Villemin. Tout en admettant, de façon paradoxale, que certaines lettres en caractères cursifs semblent avoir été tracées par Bernard Laroche…

Errements du passé

Avec les mêmes documents, les spécialistes arrivent donc à des conclusions différentes. Ajoutant à la confusion, un dernier expert, Denis Klein, attribue les lettres cursives à Bernard Laroche mais pas celles typographiques. Dans son rapport de 1991, il estime que ces deux premiers courriers présentent des «similitudes troublantes» avec l'écriture de… Jacqueline Jacob et Christine Villemin. «Mais il y avait également des discordances qui n'autorisaient pas à leur en imputer la rédaction.» Autrement dit, le résultat annoncé vendredi après-midi par le procureur Jean-Jacques Bosc peut se lire comme l'exact opposé de ceux de l'époque.

Selon lui, la grand-tante du petit Grégory aurait en effet rédigé la lettre de trois pages en écriture cursive. C'est en tout cas l'un des éléments qui a conduit à sa mise en examen. Les errements du passé ne devraient-il pas inciter à la prudence ? A moins qu'il ne reste des éléments nouveaux dans la procédure dont l'existence n'a pas encore été dévoilée. «Il y a ce que je vous dis et ce qu'il y a dans le dossier», a conclu énigmatiquement le magistrat. Le «chemin de la vérité», pour reprendre ses mots, s'annonce plutôt sinueux et escarpé.