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Libération
Reportage

Affaire Grégory : «C’est petit ici, si ça s’était passé à Nancy…»

Affaire Grégory, une histoire françaisedossier
Déambulation le long de la Vologne, théâtre du meurtre de 1984 et de ses rebondissements. Les habitants y naviguent entre hantise et indifférence, alors que de nouveaux éléments ont été révélés la semaine dernière.
Devant chez Marcel et Jacqueline Jacob, à Aumontzey, jeudi. (Photo Emmanuel Pierrot pour Libération)
publié le 18 juin 2017 à 19h36

Au café-resto de Laveline-devant-Bruyères, un jeune militaire au bouc bien taillé insiste sur le côté inédit d'avoir un Premier ministre barbu. Et affirme être sûr d'un truc : un procureur peut bien désigner un coupable dans l'affaire Grégory, le mettre au trou, que ça ne suffirait pas forcément dans ce coin des Vosges. Ce serait comme un point-virgule, parce qu'il pense que la vérité, aussi officielle soit-elle, sera toujours discutée tant les procédures foirées depuis 1984 ont encouragé les gens à se fabriquer la leur. «L'imagination travaille. Il y a quelques mois, Grégory était sur le câble, dans l'émission les Enquêtes impossibles La serveuse en ballerines, 30 ans passés, tape le comptoir avec son index : «Imaginons que les Jacob n'aient rien fait. S'ils rentrent, il va falloir supporter les méchants du village. Les mauvais restent mauvais, ils ne changent pas.» Quand elle déroule le casting de l'énigme, elle dit «le Marcel», «la Christine», «le Bernard». Posé comme ça, un blase devient d'un coup moins inquiétant, même quand on lui accole les soupçons les plus crades. Le soldat, en jeans et tee-shirt : «Avec Grégory, l'expression "se retourner dans sa tombe" prend tout son sens.» Après ça, elle et lui ont baissé d'un ton pour papoter entre eux des choses du village, celles qui ne nous regardent pas. Laveline-devant-Bruyères est à 3 kilomètres d'Aumontzey, là où vit le couple Jacob, alpagué cette semaine par la police, sans jamais avoir été embêté par la justice en trente-deux ans.

Des Cars de pèlerins

Dans une impasse de Lépanges-sur-Vologne, un retraité, dégaine de personnage de la série Arabesque, sort de son jardin. Une minute plus tôt, il s'était fâché - gentiment, comme on enverrait balader le petit-fils qui réclame un bonbon - lorsqu'on lui avait demandé l'emplacement exact de la maison des Villemin. Et puis il est revenu, faucille à la main et sourire malin, pour causer un peu et se moquer des «touristes» qui, au début du grand mystère, débarquaient en cars comme des pèlerins. «Ils allaient dans le cimetière où était enterré le petit… Ils prenaient des cailloux…» Lui connaissait Marcelle Claudon, voisine des Villemin, décrite comme «une fermière aux joues roses» dans un article de l'Humanité de l'époque. Au début des années 90, elle s'était souvenue de certains détails, avant de se rétracter alors qu'elle était auditionnée par la justice. L'homme à la faucille : «Elle est morte il y a un an. Quinze jours avant son décès, je lui disais : "Entre nous, je sais que tu sais, alors dis-le moi".» Elle l'a méchamment repoussé. «Du côté de Cannes, quand je vais en vacances là-bas, je dis "Vologne"… ils répondent "Grégory !" Et encore, pour nous, ça va. Pour Aumontzey, c'est pire.» Il rigole de tout.

Groseilles, framboises et fraises

Aumontzey : des allures de réserve naturelle quand les hommes et femmes à micros, calepins et caméras débarquent et arpentent les rues vides. Les villageois - moins de 500 personnes - font exactement comme les journalistes : ils s’approchent, regardent, reculent, esquivent, ignorent, fulminent. Ça fait jeu de société géant, comme si toutes les figurines bougeaient, respiraient, parlaient. Là-bas, les gens appellent ça la routine. Il y a des voitures de rédactions nationales sous les grands arbres près de l’église et des reporters postés devant les baraques des acteurs clés de l’affaire. Une fenêtre de la maison des grands-parents de Grégory est ouverte, mais les volets sont clos. On a déboulé dans les Vosges avec le même fantasme que beaucoup d’autres : chaque habitant dont le village est cité de près ou de loin dans l’affaire Grégory devrait pouvoir raconter quelque chose d’exceptionnel, ce qui lui dénie de fait le droit d’être simplement un figurant. Quand bien même tout cela date de 1984.

A Docelles, où le corps a été repêché, on nous a conseillé une Mme R., bientôt nonagénaire et, dit-on, collectionneuse de coupures de presse sur l'affaire. On a imaginé un musée et des anecdotes de timbrés sur la Vologne, la rivière la plus connue de France. Une fois retrouvée, celle-ci nous a assuré qu'on s'était totalement gourés de dame, si tant est que le tuyau ne soit pas une rumeur de plus. A propos du plus bel arbre fruitier de son jardin, elle fait remarquer qu'il a «presque l'âge de Grégory, qui ne demandait qu'à vivre». On parle de crime au milieu des groseilles, des framboises et des fraises. Contraste. Là-bas, c'est comme partout : les gens pensent fort aux parents et à l'innocence du môme. A 500 mètres de chez Mme R., une quadragénaire brune, ouvrière dans une école, sort en chaussons. A côté de sa maison poussent des fleurs qu'on trouve dans les tisanes qui facilitent le sommeil. Ironie : elle a du mal à dormir. «J'habitais à 10 mètres du pont. Mais je n'ai rien entendu. Mes volets étaient fermés à cette heure-là. Le lendemain, j'ai vu la police. Regardez : j'ai la chair de poule rien que d'en parler.» Depuis, elle a déménagé un peu plus haut. Sinon, au village, il y a un artiste qui sculpte ce que bon lui chante et une grand-mère qui aide un petit bout à faire pipi debout. Il y a la crise économique, des commerces qui ferment et l'impression que les gens sont condamnés à se démerder tout seuls, entre eux. Dans le ciel, des bulles soufflées par des gamins des lotissements situés près de la gare.

Vendredi après-midi, Philippe Petitgenet, le maire délégué d’Aumontzey, a donné une miniconférence de presse en face d’une maison blanche. Il maintient : il connaît les Jacob, qui ne sont pas des méchants. L’édile nourrit un rêve hémiplégique : il espère une nouvelle erreur judiciaire pour le couple, mais aussi un retour à la normalité pour son coin. Comme si on pouvait séparer la mer en deux.

Là-bas, un gamin à vélo qui squatte devant une sépulture ne savait pas que le corps de Grégory avait été retrouvé, un autre aux cheveux très courts dit «Jacques Marcel» pour désigner Marcel Jacob. Fantasme, toujours : on aurait voulu qu'ils nous racontent une adolescence hantée par le fantôme de Grégory. A la fin, c'est nous qui les rencardons sur des dates et des personnages. Le petit au VTT a dégainé de sa poche une petite carte rectangulaire récupérée au cours d'une sortie à Paris, au Grand Rex. Dessus, il y a écrit «reporter», avec une signature. «C'est vrai qu'avec ça, on peut filmer tout ce qu'on veut dans la rue ?» Une consœur raconte que les ados s'amusent à la photographier. Et des parents d'élèves ont alerté la directrice de l'école après avoir vu un jeune barbu passer à côté. Un confrère.

«Le mal peut partir d’un rien»

A Lépanges-sur-Vologne, Sébastien, oreilles percées partout et cigarette électronique serrée dans le poing, est né quelques semaines après la mort de Grégory. Il sourit, comme on le fait en évoquant un phénomène paranormal. Il raconte s'être intéressé au crime et à ce qui s'en disait à la télévision à 15 ans. Maintenant qu'il en a le double, il a tiré sa conclusion : «Le mal peut partir d'un rien. Mais si nous n'étions pas à Lépanges, l'affaire aurait été résolue depuis longtemps. C'est petit ici. Si ça s'était passé à Nancy…» Il déconseille d'aller jusqu'à la propriété du fils de la fermière aux joues roses pour discuter. A nous, au téléphone, ce dernier a lâché un «non» et «on a trop souffert» sincères au possible. A dire vrai, Sébastien, fan d'electro et regard perché très loin, est moins crispé quand il parle de musique et des activités dans la commune voisine de Bruyères. «Ici, si tu n'as pas de voiture, tu es mort.» Bruyères : environ 3 000 habitants, un Leclerc, des cités ouvrières d'antan qui auraient des cernes jusque-là si elles avaient un visage, et un jumelage avec Honolulu (Hawaï) écrit sur les panneaux.

La serveuse en ballerines, à Laveline-devant-Bruyères : «Dès le départ, ils n'auraient jamais dû retirer l'affaire à la gendarmerie de Bruyères. Ils avaient de bonnes intuitions.» Elle dit que le taulier a refusé la proposition d'une boîte de production, laquelle voulait tourner quelques scènes dans son café. Et que cette fois-ci, Jean-Jacques Bosc, le procureur de Dijon, a intérêt à ne pas se tromper en incriminant les Jacob. On a suivi sa conférence de presse juste à côté, à Granges-Aumontzey, à la terrasse d'un restaurant. Le patron a allumé sa tablette, à l'intérieur, derrière le comptoir. «On aimerait bien savoir.» Nous, on est resté au soleil, devant l'affiche représentant l'une des recettes phares de l'établissement : la potence flambée.