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portrait

Nicole Coger, chine populaire

Vendeuse au Tati Barbès, la déléguée syndicale CGT se bat contre la liquidation judiciaire de cette enseigne culte de Paris.
(Photo Martin Colombet. Hans Lucas)
publié le 18 juin 2017 à 17h46

Au Tati de Barbès, on trouve de tout, et «à bas prix» : des taies de polochon, des vases en terre cuite, des jeans à 9,99 euros, des boubous, une ado qui lorgne avec son copain des simili-Vans à fleurs à 6,99, trois gamins tous excités par un tee-shirt Pokémon, des grands-parents hésitants un body bébé à la main, une jeune femme essayant une robe de mariée et une maman, perdue avec sa poussette dans ce dédale désordonné où l'on passe, sans coup férir, des jouets aux bougies, d'étage en étage, d'un immeuble à l'autre. Le grand magasin s'est petit à petit étalé le long du boulevard de l'abbesse Marguerite de Rochechouart, en véritable lieu de culte de la consommation. Si jamais en sortant vous avez encore des besoins, un vendeur à la sauvette grille sur un chariot des épis de maïs et Monsieur Samou, «guérisseur capable d'une grande protection», distribue ses prospectus, marabouts de bouts de ficelle de père en fils, promettant pour «emploi, voisinage, argent, chance aux jeux, protection», une «garantie 100% de réussite».

De la réussite, il en faudra à Nicole Coger et aux magasins Tati, menacés de liquidation judiciaire. Le tribunal de commerce de Bobigny doit se prononcer sur deux offres de reprises ce lundi, une de Gifi, spécialiste du hard discount, l’autre d’un consortium composé notamment de la Foir’Fouille. Mais, au mieux, 300 salariés sur 1 800 seront laissés sur le carreau.

Depuis février, les employés ont multiplié les manifestations, comme mercredi, devant le Tati de Stains en Seine-Saint-Denis, entre la route nationale et les tours, écrasés par le soleil et par des baffles crachotant la chanson les Filles de la CGT sur le parking triste. Nicole Coger arrive en retard, à cause des transports, toute pimpante en chemise fleurie et écharpe à pois, pour soutenir la cause. Grande gueule, elle accapare tout de suite l'attention de ses copines, Isabelle, Mariman et Christine, vingt-sept ans comme caissières et vendeuses, et Amparo, la doyenne, quarante ans de présence au compteur. La déléguée syndicale CGT de 53 ans a commencé le 9 septembre 1990 à Barbès et n'en est jamais repartie. «J'avais 26 ans, j'étais femme de ménage, j'avais fait des petits boulots avant dans les hôtels, les entreprises, se souvient-elle. Je n'ai pas regretté un seul instant d'entrer à Tati, il y avait des valeurs… C'était la famille. Tout le monde voulait y travailler. Les salaires étaient bons, on avait la participation, les primes, tout a disparu.» Elle émarge désormais à 1 300 euros net par mois. Tati, «c'était quelque chose», dit Nicole Coger, et elle a raison. Fondé en 1948 par les frères Ouaki, ces Galeries Lafayette populaires du nord de Paris s'imposent très vite comme une référence avec des produits jetés en vrac dans les bacs et ses quantités démentielles écoulées. Le logo à carreaux rose Vichy s'exporte et prospère petit à petit dans le reste du pays et de la capitale, devenant une institution. Puis, les fondateurs meurent, le fils fait des mauvais choix, la marque est rachetée par Eram en 2004 et sombre.

La disparition complète, Nicole Coger et ses amies ne veulent pas y croire mais elles savent que le fonctionnement actuel n'est pas viable. A vouloir, à un moment, monter en gamme, l'esprit s'est perdu. «Les gens ne venaient pas acheter un produit mais un prix. Si c'était à 5 francs ou 1 euro, même s'ils n'en avaient pas besoin, ils prenaient», analyse Amparo. «Et on avait vraiment de tout, ajoute Christine. Les fonds de culotte pour les vieilles dames, par exemple, c'était très demandé. On n'en vend plus.» Sans oublier la sécurité : «C'est tout le temps le bordel, comment voulez-vous que Tati évolue ?» peste Nicole Coger. Le quartier de Barbès a toujours été animé mais les employés trouvent, unanimement, que ça a empiré ces dernières années. «Avant les voyous étaient respectueux, dit la déléguée syndicale. Aujourd'hui, ils prennent toute la place sur le trottoir, ils bousculent, empêchent les clients d'entrer. Ils braillent, se battent. C'est à la direction d'agir mais il y a du travail, oh la la…» Elle s'anime, n'est pas contente sur sa chaise de la boulangerie-cafétéria du Carrefour voisin où on s'est installé après la manif pour discuter. La vendeuse raconte que les petits trafiquants ont fait de Tati «leur réserve». Comme les policiers installés sous le métro aérien passent leur temps à les fouiller, les vendeurs à la sauvette cachent portables, cigarettes et drogues dans les faux plafonds et les cuvettes des toilettes de la boutique. Les vigiles, peu nombreux, sont dépassés et la fauche est à échelle industrielle.

Elle râle et pourtant elle l'aime son magasin, Nicole Coger. La Guadeloupéenne d'origine, arrivée à 20 ans en métropole, ne s'imagine pas travailler ailleurs malgré l'heure de transport en commun tous les matins pour venir de Bulles, dans l'Oise, 900 habitants. Dans ce petit coin, le vote FN se porte comme un charme, «alors que tout va bien, grogne-t-elle. Ils fantasment sur ce qui se passe à Paris mais ils n'y mettent jamais les pieds». Elle a mis un bulletin Mélenchon et La France insoumise aux premiers tours de la présidentielle et des législatives, s'est abstenue à chaque fois au second, raconte-t-elle en sortant de son portefeuille cinq ou six cartes électorales dûment tamponnées. Macron, El Khomri et leurs lois qui facilitent les plans sociaux, elle voit ce que cela donne, elle est en train de le vivre : très peu pour elle. Avec son mari breton, conducteur de travaux à la retraite, ils ont un grand fils de 27 ans et ont acheté une maison ancienne grâce aux primes de participation de Tati. Nicole Coger peut jardiner le week-end, pas très loin de la jolie église fortifiée avec ses animaux fabuleux en façade. Heureusement que la bâtisse est remboursée, un souci en moins. «J'ai besoin de la tranquillité de la campagne. J'ai habité dix ans à Sarcelles et je ne me vois pas retourner vivre en HLM. Je me demande comment font les jeunes employés aujourd'hui», s'inquiète-t-elle avant de commander un panini trois fromages.

Après des années au «bazar», lorsque Nicole Coger n'est pas en réunion syndicale, elle est vendeuse à la section mariage. Un peu à l'écart du magasin principal, dans une rue adjacente, ce rayon a fait la gloire de Tati avec ses robes de mariée de 99 à 599 euros, le costume pour homme à 89 euros, les tenues des enfants de chœurs, des demoiselles d'honneur, les dragées multicolores ou encore les pétales de rose en tissu prêts à être jetés sur les amoureux. Mais, même là, depuis la crise, les clients essayent de négocier les prix, renâclent, voire renoncent. L'employée s'attriste : «Les gens se marient de moins en moins.» Elle, elle avait célébré son engagement dans une robe Tati toute simple, offerte par la direction. «Ça me fait mal au cœur. Il y avait une âme et je ne sais pas si on retrouvera un jour cette ambiance.»

17 mars 1964 Naissance en Guadeloupe.

1990 Entre chez Tati.

2004 Vente de Tati au groupe Eram.

2017 Menace de liquidation judiciaire du groupe Tati.

19 juin 2017 Décision du tribunal.