A l'époque, on l'appelait «Bouboule». Tout le monde se souvient de sa tignasse flamboyante, son visage rond constellé de taches de rousseurs et cette moue un peu butée immortalisée par des dizaines de photographes. En 1984, deux semaines après la mort du petit Grégory, retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne, alors que l'enquête se perd dans les rumeurs et les secrets de famille, Murielle Bolle, une gamine de 15 ans en jean basket et blouson de cuir devient le personnage central. «Un témoin clé», comme on dit. Ce sont ses confidences qui vont permettre la première mise en examen dans l'affaire, sortir l'instruction de sa torpeur. Aujourd'hui, la môme Bolle a 48 ans. Elle vit dans un pavillon à Granges-sur-Vologne avec son second époux, ouvrier, et l'un de ses fils. Sans doute pensait-elle que les péripéties judiciaires étaient derrière elle. Pourtant, trois décennies plus tard, c'est reparti comme en 1984 : les journalistes en planque devant chez elle, les volets fermés, la vallée qui bruisse de son nom. Et puis la garde à vue. Ce mercredi matin, les gendarmes sont venus frapper à sa porte pour l'emmener jusqu'à leurs locaux dans les Vosges. Vertige d'un éternel recommencement. Comme si cette enquête tournait en boucle, que l'on déplaçait inlassablement les pièces de l'arbre généalogique sans jamais parvenir à résoudre le mystère.
Dans ce dossier où les médias ont coutume de devancer la justice, l'interrogatoire de «la Murielle», comme on l'appelle dans le coin, aura été annoncé par voie de presse avant même que les militaires ne viennent la cueillir. «On redémarre en fanfare cette affaire qui est un naufrage judiciaire total. Et une fois de plus, on n'a que des hypothèses», déplore son avocat Me Jean-Paul Teissonnière. Il est allé voir sa cliente en début de semaine : «Murielle est une personne touchante, qui exprime peu de choses, mais on sent à quel point elle a été marquée par cette période épouvantable.» Les gendarmes disposent à présent de vingt-cinq heures pour l'interroger, soit le reliquat de sa précédente garde à vue de 1984. Le délai maximum d'audition sous ce régime reste en effet de quarante-huit heures, même avec une interruption de trente-deux ans. Le but ? Tenter de figer une fois pour toutes sa parole versatile et la questionner sur les époux Jacob, le grand-oncle et la grand-tante de Jean-Marie Villemin, mis en examen le 16 juin dernier pour séquestration et enlèvement suivis de mort. Depuis que l'affaire a ressurgi, les septuagénaires sont soupçonnés d'être les «cerveaux» de l'histoire, ceux qui ont orchestré l'assassinat de l'enfant de 4 ans. Selon la synthèse des gendarmes révélée par le Figaro, Bernard Laroche, le beau-frère décédé de Murielle Bolle, serait considéré comme l'auteur du rapt. Tous vivaient à Aumontzey, sur la colline, dans deux maisons côte à côte. Tous détestaient le «chef», comprendre Jean-Marie Villemin, avec sa femme aimante, son enfant rayonnant, son pavillon flambant neuf et sa réussite professionnelle trop clinquante.
Logée chez Bernard et Marie-Ange Laroche
Revenons en 1984. A l'époque, Murielle, avant-dernière d'une fratrie de dix enfants, habite elle aussi dans ce village de 450 âmes, chez sa sœur Marie-Ange, ouvrière, et son mari Bernard Laroche, contremaître au tissage Ancel de Granges-sur-Vologne. Elle garde souvent leur fils, Sébastien, souffrant d'un léger handicap et tient compagnie à sa sœur quand son époux travaille de nuit à l'usine. Au début de l'enquête, les gendarmes ne se préoccupent pas vraiment de «la petite». Ils s'intéressent surtout à Bernard Laroche, ce type apathique au physique de bûcheron, le cousin germain de Jean-Marie Villemin, qu'ils verraient bien dans le rôle du corbeau. Cela fait plus de trois ans que le plumitif anonyme tourmente la famille Villemin par ses coups de téléphone et missives menaçantes. Jusqu'à l'ultime message, le lendemain du crime : «J'espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n'est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance. Pauvre con.» Or Bernard Laroche était au courant de tout ce qui passait chez les Villemin, grâce aux confidences de Michel Villemin, qui en voulait à son frère Jean-Marie de le mépriser pour son illettrisme.
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Plus accablant encore, des expertises graphologiques – qui seront par la suite annulées à cause d'une erreur du juge du Lambert – établissent que son écriture correspond à celle du persécuteur. Sans compter qu'avec son épaisse moustache et ses favoris, il ressemble à l'homme du portrait-robot, celui que des témoins ont vu faire des repérages à Lépanges, où Grégory a été enlevé, et Docelles, où on l'a retrouvé dérivant dans les flots glacés. Placé en garde à vue le 31 octobre, Bernard Laroche conteste son implication. Selon les procès-verbaux consultés par Libération, il déclare : «Je n'ai jamais envoyé de lettre anonyme ni donné de coups de téléphone.» Le jour du crime, il a regardé la télévision chez sa tante Louisette jusqu'à 17h15, puis est parti acheter du vin en promotion au supermarché Champion. «J'occupe le poste de contremaître depuis 1984 et c'est par mon travail personnel que j'ai pu accéder à ce poste. Je n'ai jamais envié ou jalousé Jean-Marie Villemin pour la promotion qu'il a obtenu à Auto-Coussin», soutient-il. Faute de preuve, les gendarmes l'autorisent à repartir.
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«Je vous ai menti.»
C'est à ce moment que la petite rouquine entre en scène. Entendue par les enquêteurs, Murielle Bolle confirme d'abord l'emploi du temps de Bernard Laroche : cet après-midi-là, elle a pris le bus pour rentrer chez Louisette depuis le lycée Jean-Lurçat. Son beau-frère les a rejoints, ils ont regardé la télé. Cependant, la description qu'elle donne du chauffeur ne colle pas. Empêtrée dans ses contradictions, elle finit par concéder : «Je vous ai menti.» «Lorsque je me rendais au bus, j'ai été appelée par mon beau-frère, Bernard Laroche. Sur le moment j'ai été surprise, car c'est la première fois que mon beau-frère venait me chercher à la sortie de l'école», précise-t-elle, selon les procès-verbaux. Par la suite, ils roulent jusqu'à Lépanges-sur-Vologne et s'arrêtent devant chez les Villemin. «Lorsque Bernard est revenu, il était accompagné d'un petit garçon», dit-elle. Elle reconnaîtra Grégory. «Nous sommes arrivés dans une localité que je ne connaissais pas. C'est simplement le lendemain que j'ai appris qu'il s'agissait de Docelles.» A ce moment-là, Bernard Laroche descend avec le garçonnet et Murielle reste dans la voiture. Elle ignore ce qui se passe mais «une chose est sûre, Bernard est revenu seul». Ensuite, ils rentrent chez la tante Louisette. «Je n'ai rien dit les jours qui ont suivi le drame, car j'avais peur d'en parler», confie l'adolescente. Sa garde à vue s'achève sur ces mots : «Ma déclaration est la vérité, je suis prête à témoigner devant le juge d'instruction.» Elle signe «Bolle» d'une écriture enfantine. Le juge Lambert ne prenant pas la mesure des révélations de ce premier «témoin direct», il la renvoie dans sa famille avant de l'entendre.
Deux jours plus tard, le 5 novembre, les gendarmes vont pincer Laroche à l'usine. C'est en bleu de travail qu'il sera mis en examen pour l'assassinat de Grégory. Direction la prison Charles-III à Nancy sous les cris des badauds «Salaud !», «A mort !». Fin de l'énigme de la Vologne ? Loin de là… Le lendemain, Murielle Bolle se présente au palais de justice pour voir le juge Lambert, escortée d'une véritable délégation familiale. Tout le monde est là pour accompagner «la gamine» : la mère, les cousins, les frères et sœurs. Après un week-end un peu agité, Murielle a changé d'avis, elle se rétracte. La voici dans le journal télévisé du 7 novembre 1984 de France 2 en train de bredouiller : «Non, j'étais pas dans la voiture de Bernard. J'ai jamais été sur Lépanges, tout ça. Je connais pas Lépanges, ni Docelles. Bernard est innocent, mon beau-frère, il est innocent.» Les yeux embués, elle raconte que les gendarmes l'ont menacée, qu'ils lui ont dit qu'elle irait «en maison de correction». On en oublierait presque qu'elle déclarait, quelques jours plus tôt au médecin qui l'examinait pendant sa garde à vue : «Ça va bien. Je suis mieux qu'à la maison. Les gendarmes, c'est mes copains.» Bernard Laroche sera libéré trois mois plus tard.
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Effacée de la photo de famille
Le 29 mars 1985, une balle siffle. Un homme tombe. Un autre s'enfuit. Ce dernier téléphone, une heure plus tard, au commissariat d'Epinal : «allô, c'est moi, Jean-Marie Villemin. Je viens d'abattre Bernard Laroche.» Le père de Grégory a entendu les confessions de Murielle Bolle servies sur un plateau par un journaliste. Il n'a pas supporté. Quelques mois après le drame, sur les images d'archives, la caméra filme tour à tour les membres du «clan» réuni autour de mazagrans de café posés sur la nappe en toile cirée. La mort de Bernard Laroche a déchiré la famille. Monique Villemin, la grand-mère de Grégory s'exclame : «S'il n'y aurait pas eu ce témoignage de Murielle, Jean-Marie, je ne pense pas qu'il l'aurait tué.» Et Marie-Ange Laroche ajoute : «Je ne lui ai pas pardonné, pas encore.» Murielle n'apparaît pas dans le paysage. Effacée de la photo de famille. «Sa jeunesse a été bouleversée par cette affaire», glisse son avocat. L'adolescente culpabilisée est devenue la sorcière de la Vologne : aucune école, aucun patron ne veut plus d'elle. Est-ce pour se racheter auprès des siens qu'elle martèlera désormais et sans en départir : «Bernard est innocent» ? Est-ce la vérité ? La justice reste sceptique :«Si des déclarations sont très suspectes de fausseté, ce sont à l'évidence celles passées le 6 novembre 1984 devant le juge d'instruction d'Epinal», est-il écrit dans l'arrêt de la chambre d'accusation de 1993. Puis, plus loin : «En définitive, à l'issue de l'instruction, il existe contre Bernard Laroche des charges très sérieuses d'avoir enlevé Grégory Villemin le 16 octobre 1984.» Pour tenter d'étayer ces soupçons persistants, les enquêteurs vont donc reprendre la garde à vue de Murielle Bolle là où elle s'est arrêtée. Comme si trente-deux ans étaient passés comme un soupir.
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