Déborah, 21 ans, saisonnière : «Une maison, une famille, c’est pas possible»
Liage au printemps. Epamprage et palissage juste avant l'été. Vendanges à l'automne. Arrachage de bois l'hiver. A 21 ans, Déborah Sibot connaît bien le tempo du travail de la vigne. C'est aussi celui de ses contrats saisonniers, au smic (1 150 euros par mois), dans un domaine viticole à Wettolsheim, dans le Haut-Rhin. Sa patronne décrit une saisonnière «efficace, qui a envie de travailler, apprend vite et donne tout». La jeune femme aurait aimé «travailler en CDI», mais un ouvrier permanent suffit pour les mois creux. Pour «les renforts», les contrats durent un, deux ou trois mois, jamais plus de 119 jours (le maximum pour bénéficier des exonérations de cotisations sociales quand on emploie un travailleur occasionnel). Le dernier contrat de Déborah s'arrête à la fin du mois. En été, la vigne n'a pas de travail pour elle.
Sa première expérience ici remonte à quatre ans. La Colmarienne enchaînait alors les petits boulots, en se focalisant sur les offres portant la mention «débutants acceptés». «Femme de chambre, serveuse dans les banquets, dans une pizzeria, hôtesse d'accueil, employée dans une pépinière…» Déborah a commencé à travailler à 16 ans et demi. Après la troisième, elle a bien cherché une entreprise pour passer un CAP coiffure, mais n'a rien trouvé. «Trop de monde sur ce créneau.» Des passages à vide et des mois difficiles, elle en a eu. «Quand je ne trouvais rien, quand j'ai raté les tests pour travailler à l'usine ou que j'ai pas été prise pour une formation en menuiserie d'agencement.» Dans ces moments là, elle a pu compter sur le soutien moral et financier de ses parents, avec qui elle vivait toujours. Quand elle quitte la maison, à 19 ans, c'est pour s'installer chez les parents de son copain, pendant plus de deux ans. Ses demandes de logement social n'ont jamais abouti. En novembre dernier, le jeune couple s'est trouvé un deux pièces de 50 m² au centre de Colmar, «près d'une petite église et d'un jardin». Même si Florian est en CDI - «avec un peu plus que le smic» - ses parents ont dû se porter garants. Avec un loyer de 480 euros et 110 euros d'APL, le couple «s'en sort».
En août, Déborah fêtera ses 22 ans. En vacances ? Pas vraiment. «Niveau budget, la priorité, c'est le permis.» Et pour la première fois depuis quatre ans, la saisonnière ne fera pas les vendanges cet automne. Celle qui regrette d'avoir arrêté l'école après la classe de troisième va y retourner à la rentrée. Elle a réussi les tests pour devenir AESH (accompagnant d'élèves en situation de handicap). Un contrat aidé au départ, qui peut déboucher sur un CDD puis un CDI. Mais «être fonctionnaire, c'est ce qu'il y a de mieux». Ses projets ? «Acheter une maison, construire une famille. Pour l'instant, c'est pas possible». Mais elle veut croire que le pire est dans le rétroviseur.
Recueilli par Isabelle Maradan (à Strasbourg)
Greg, 32 ans, en CDD dans un hypermarché : «Je vis d’une semaine sur l’autre»
Photo David Richard. Transit
Greg avait suivi des études d'horticulture pour devenir maraîcher. Il n'a jamais trouvé d'emploi dans cette branche. Il a alors exploré d'autres secteurs, au gré de ses contrats précaires : vendeur, chauffeur-livreur, manutentionnaire. Il a aussi été embauché dans une imprimerie et a travaillé à la chaîne chez un constructeur automobile (son plus mauvais souvenir). «Mon contrat le plus court, c'était une mission d'1 h 30 qui consistait à porter des cartons dans un magasin, raconte-t-il en souriant. Pour les patrons, on est là pour faire ce que les autres veulent pas : des sous-tâches.»
Sa vie professionnelle bascule en 2015, quand il décide de se lancer dans la seule entreprise qui lui tienne vraiment à cœur : créer son food truck à Montpellier et devenir enfin son propre patron. «Je voulais être chef d'entreprise, monter ma propre affaire plutôt qu'être l'employé de quelqu'un. Devenir un passeur d'ordres, ne plus être celui qui les reçoit.» Mais le véhicule qu'il achète pour monter son snack ambulant n'est pas aux normes, son entreprise périclite avant même de voir le jour. Un malheur n'arrivant jamais seul, les frais liés à ce fourgon aussi inutile qu'encombrant s'accumulent. Depuis, Greg, aujourd'hui 32 ans, enchaîne les missions précaires. «J'ai eu un CDD de cinq mois dans une entreprise de loisirs urbains. Et depuis trois mois, je travaille dans un hyper, au rayon boulangerie.» Son premier contrat dans cette enseigne de grande distribution l'engageait pour une semaine et demi : juste la durée de l'arrêt maladie du salarié à remplacer. Mais l'arrêt a été prolongé, son CDD aussi : Greg a cette fois été embauché pour trois semaines. «J'en suis à mon troisième CDD dans cet hyper . Ce contrat est pour une semaine de 30 heures, contre 36 heures pour les précédents. Lorsque j'arrive le matin dans le magasin, on me dit à quel rayon je suis affecté.»
Selon lui, un CDD présente quelques avantages : «Si le travail nous déplaît, on est libre, on se barre. C'est comme ça que j'ai refusé de bosser dans une poissonnerie.» Mais les handicaps sont plus lourds : «Par exemple, pour louer un appart, c'est compliqué. Là, j'ai pu avoir un 20 m2 parce que la proprio m'a fait confiance. Mais je vis d'une semaine sur l'autre, je n'arrive pas à faire de projets. Et puis il y a l'image que l'on donne aux autres, celle d'intérimaire instable… Alors, souvent, je préfère le cacher.»
Recueilli par Sarah Finger (à Montpellier)
Christophe, 56 ans, musicien en CDD d’usage : «J’ai dû signer près de 3 000 CDD depuis 1981 !»
L'assemblée générale va bientôt commencer. Dans le local du collectif «C'est pas des manières», à Villeurbanne, près de Lyon, on ne parle pas actionnariat, mais système D. «Avant, c'était la débrouille. Avec le collectif, on mutualise les moyens, on développe les projets, et la qualité se renforce», explique-t-on. Ici, tous les artistes vivent grâce à une savante compilation de CDD d'usage, propres à leur secteur culturel et qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les CDD «classiques». «J'ai dû signer près de 3 000 CDD depuis 1981 !» s'exclame Christophe Jacques, musicien et ingénieur son, en descendant au studio d'enregistrement. Crâne rasé, bouc à la Walter White dans Breaking Bad, cet ancien rocker commence à se stabiliser. A 56 ans, il a enfin pu acheter une maison. «A la campagne, dans le Beaujolais. C'est moins cher qu'à Lyon. Ça fait un budget essence en plus mais j'avais rien à moi jusqu'à présent», raconte-t-il, en roulant une cigarette.
Plus jeune, cet intermittent du spectacle avait tenté d'emprunter. En vain. «A part des crédits à la consommation pour acheter des instruments, on se fait saquer par les banques», poursuit le guitariste. Ce fils d'ingénieur aurait pu avoir une carrière toute tracée après cinq ans d'études, un «vrai métier» en contrat à durée déterminée pour rassurer sa famille. Mais il a choisi la musique. Et la précarité des CDD qui collent à la peau. «Au début, je faisais des fausses fiches de paie pour louer un appart, se souvient-il. C'est impossible avec notre système de cachets. Les gens ne comprennent pas.» Après des années d'expériences et différents groupes de musique (Vidala, Soulaÿrès, la Bande-Annonce), il arrive à obtenir en moyenne 1 700 euros par mois, sans compter les droits d'auteur. «Il y a des mois à 3 000 euros et des mois où je n'ai rien. On est un peu comme des saisonniers», résume-t-il. Heureusement que le statut d'intermittent compense pendant les périodes de relâche, de répétitions ou d'enregistrement d'album. «Ce n'est pas un statut de privilégié, c'est un statut de galère», plaisante-t-il. Avec le recul, Christophe oublie les années de stress face à un marché du travail aux fluctuations aléatoires, «pire que le cours du pétrole».
Aujourd'hui, comme par un retour de balancier, il arrive à créer de l'emploi. Grâce à une licence, l'association qu'il a cofondée peut vendre des spectacles et embaucher des personnes. «Ça reste fragile», tempère-t-il. Sans parler de la vie de famille, mise à mal par les tournées. «On prend les contrats qui passent quand on est aux abois. Avec mon fils, j'ai eu du mal à suivre sa scolarité et son adolescence», regrette-t-il. La retraite ? Il n'y pense même pas : «On travaillera jusqu'au bout…»
Recueilli par Daphné Gastaldi (à Lyon)
Amaury, 42 ans, en intérim : «On est juste une variable d’ajustement»
Il aura passé sa vie professionnelle à zapper d'un contrat à l'autre, à zigzaguer entre les entreprises, à jongler avec les boîtes d'intérim. Amaury, 42 ans, a tout connu : la maçonnerie et le terrassement dans les travaux publics, l'électricité dans le bâtiment, le travail de nuit en tant que cariste, et aujourd'hui la zone de carénage du port de Sète. De nuit dans les entrepôts ou de jour sur les chantiers, il a croisé des centaines de collègues, côtoyé des dizaines de nationalités. Il a des formations plein les poches : électromécanique, informatique industrielle, mécanique auto, conduite de grues… Et malgré ce CV tout-terrain et ces expériences à la pelle, toujours pas de CDI. «Avec le temps, soupire-t-il, j'ai envie de me poser. J'aimerais bien avoir au moins un CDD de six mois, histoire d'être un peu tranquille.»
Cette existence rythmée par des missions éphémères (souvent une semaine, parfois un mois) a débuté dès l'obtention de son premier diplôme. «La seule donnée fixe de mon activité, c'est le recours aux boîtes d'intérim. Si je calcule bien, j'en ai connu huit.» Il y a une vingtaine d'années, le système pouvait encore paraître séduisant : «C'était pas mal payé à l'époque, se souvient Amaury, on pouvait même négocier nos taux horaires. Et on avait vraiment le choix entre les missions. Quitter une boîte, c'était facile.» Depuis, même s'il estime que cette vie professionnelle en pointillés ne l'a pas handicapé, Amaury trouve beaucoup moins d'attrait à l'intérim. Surtout à 42 ans. «C'est simple : quand on a besoin de toi, on t'appelle, parfois du jour pour le lendemain. Pour les entreprises, tu es juste de la main-d'œuvre, une sorte de variable d'ajustement. Tu n'es jamais en position de force, même quand tu es sous les ordres de gars moins qualifiés ou expérimentés que toi. Voire de gens qui ne veulent pas travailler. Ça m'est arrivé…» Sans parler des périodes creuses, de plus en plus longues, surtout en hiver, dans le secteur du bâtiment. «Quand on n'arrive pas à boucler un mois de travail entier, ou qu'on n'a pas de travail du tout, on essaie de positiver, on se dit qu'on va prendre un peu de vacances… Mais très vite, si ça ne redémarre pas, on s'inquiète, on se tend de l'intérieur.»
Jeudi, au port de Sète, Amaury a rendez-vous pour un entretien d’embauche. S’il décroche le poste, ce sera son premier CDI. Et pour la première fois, son avenir professionnel cessera d’être flou dès la fin du mois.
Recueilli par Sarah Finger (à Montpellier)