Que s'est-il passé le 5 novembre 1984 chez les Bolle ? Une chose est sûre : dans la maison jaune de Laveline-devant-Bruyères (Vosges), où toute la famille est alors réunie, l'ambiance est oppressante. Le journal télévisé résume à lui seul les épisodes de la journée. Gros plan sur Bernard Laroche, 29 ans, l'époux de Marie-Ange Bolle et cousin germain du père de Grégory. Il est menotté par les gendarmes d'Epinal, venus le cueillir directement au travail, à la filature Ancel. Après un passage éclair dans le bureau du juge Lambert - où, en bleu de travail, il est inculpé pour assassinat - il est envoyé à la prison Charles-III sous les cris des badauds scandant «A mort !» Ses proches verront ensuite apparaître le juge d'instruction, veste en tweed, cravate et pull rouge impeccables. Le magistrat affiche le visage satisfait de celui qui vient d'élucider le «fait divers du siècle», l'assassinat de Grégory, 4 ans, retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne. «Qu'est ce qui vous a permis de l'inculper ?» questionne une journaliste. «Un témoignage capital et en partie un rapport d'expertise», répond Jean-Michel Lambert. «Ce témoignage est celui de Murielle ?» «Exact.» Il n'en dira pas davantage, se drapant soudain dans le secret de l'instruction. Le mal est fait : la France entière, et particulièrement la famille Bolle, apprend que c'est bien la petite rouquine de 15 ans qui a expédié son beau-frère en taule.
«Soulagée». Trois jours plus tôt, durant sa garde à vue du 2 novembre, l'adolescente a en effet raconté aux enquêteurs que, le jour du crime, elle se trouvait dans la Peugeot 305 de Bernard Laroche, venu exceptionnellement la chercher à la sortie du lycée (voir Libération du 29 juin) . Elle a ainsi assisté au rapt de Grégory. A l'époque, les confessions de la môme Bolle prennent tout le monde de court. Contacté par Libération, le capitaine Etienne Sesmat, chargé de l'enquête, se souvient : «Je lui ai dit : "Est-ce que tu te rends compte que c'est très important ?" Elle m'a répondu : "C'est la vérité."» La jeune fille semble même «détendue» et «soulagée» après ses aveux. «On a pris des précautions. Son témoignage était conforté par quatre personnes qui disent qu'elle n'était pas dans le bus scolaire ce jour-là», explique-t-il.
Le juge Lambert, quant à lui, est nettement plus désinvolte. C'est le week-end de la Toussaint, il n'est pas pressé d'interroger «la petite». Alors il laisse traîner. «Nous travaillons depuis plus de deux semaines, 40 journalistes sont en permanence sous nos fenêtres, pour la première fois, un témoin direct avoue. Et là, le juge ne daigne pas l'entendre ! C'est fou !» s'indigne encore Etienne Sesmat.
Ce n'est que le 5 novembre que le magistrat reçoit Murielle Bolle et inculpe son beau-frère dans la foulée. Alors, ce soir-là, dans le pavillon Bolle, le «témoin capital» fait plutôt figure de «traître». Surtout aux yeux de Marie-Ange, qui a un fils de 4 ans avec Bernard Laroche et hébergeait Murielle depuis plusieurs mois. «Pourquoi tu as dit ça ? Pourquoi tu as dit ça ?» s'exclame-t-elle selon l'arrêt de la chambre d'accusation de 1993 avant de «secouer violemment» sa sœur. A tel point que celle-ci prend la fuite en pleurant et «fait une crise de nerf». La journaliste Laurence Lacour complète ce récit dans son livre le Bûcher des innocents : «Elle est rattrapée en état de choc près de la voie ferrée. […] Sa mère dira plus tard qu'elle voulait se suicider.»
«Innocent». Le lendemain, yeux rougis et voix tremblante, Murielle Bolle se présente au palais de justice d'Epinal, escortée par le clan au complet. Elle raconte aux journalistes ce qu'elle s'apprête à livrer au juge : «Bernard, il est innocent.» Ce sont les gendarmes qui l'ont poussée à le mettre en cause, ils l'ont menacée de «maison de correction», dit-elle pour appuyer ses rétractations. Elle n'en démordra plus jamais. Même après la mort de Bernard Laroche, abattu par Jean-Marie Villemin en 1985, même devant le juge Simon qui reprend le dossier en 1987, même au procès de Jean-Marie Villemin en 1993. Et même aujourd'hui, lors de sa garde à vue qui a repris mercredi, après un interlude… de trente-deux ans.
Les gendarmes de la section de recherches de Dijon en charge des investigations ne croient pas au revirement. Ils suivent la piste d'un «acte collectif» : Bernard Laroche serait le ravisseur, il aurait remis l'enfant aux «cerveaux», les époux Jacob, actuellement mis en examen pour enlèvement et séquestration suivie de mort. Alors, ils ont abattu leurs cartes face à la suspecte de 48 ans. Selon son avocat Me Jean-Paul Teissonnière, les gendarmes l'ont confrontée à «quelques témoignages de cousins éloignés», à qui elle «aurait dit en sortant des gendarmes [en 1984, ndlr] qu'elle avait dit la vérité» en incriminant Laroche. L'avocat s'indigne : «C'est encore la même soupe qu'on lui ressort, elle est indigeste.»
Selon une source proche du dossier, les pandores disposent surtout d'un témoignage inédit. Celui d'un homme présent ce fameux 5 novembre dans le pavillon des Bolle et qui leur a confirmé noir sur blanc que Murielle a été molestée par sa famille. A l'époque, elle lui aurait aussi confié avoir dit la vérité aux gendarmes sur son beau-frère. «Ce témoin est solide, il est prêt à aller jusqu'au bout», explique cette source à Libération. Trois décennies plus tard, tous les regards se tournent donc à nouveau vers Murielle Bolle. Avec cette même question : que sait-elle ?
Apparemment, plus qu'elle ne voudrait bien le dire, selon la présidente de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Dijon. Jeudi soir, cette dernière a décidé de la mettre en examen pour «enlèvement». Dès la sortie, Maître Teissonnière a dénoncé «une frénésie d'aveux», «des ragots» et des «questions pièges». «Il y a un mécanisme qui est terriblement pathogène à l'intérieur de ce dossier», s'est-il agacé. Murielle Bolle a été placée en détention provisoire pour quatre jours en attendant le débat sur une éventuelle remise en liberté.