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Libération
Reportage

Traumas : un millier d’enfants face à l’image du camion

Un service hospitalier dédié aux enfants victimes ou témoins d’attentat a été ouvert à Nice au lendemain du 14 Juillet. Rencontres avec des familles qui tentent de se reconstruire.
Le 12 juillet, Andrew (à g.) et Amaury (à d.), qui ont perdu leur mère dans l’attentat. (Photo Eleonora Strano. Hans Lucas)
par Mathilde Frénois, Correspondante à Nice
publié le 12 juillet 2017 à 20h46

Amaury se concentre. A plat ventre sur le tapis, il empile ses Kapla jusqu'à ériger une «tour en équilibre» au milieu de la chambre. Le garçon de 7 ans protège ses planchettes de bois du ballon de son petit frère. C'est qu'à 5 ans, Andrew profite de ce vendredi soir pour peaufiner son passement de jambes entre le lit superposé et les caisses de jeux, où trois camions de pompiers, un tractopelle orange et un semi-remorque prennent la poussière. Depuis un an, Amaury et Andrew Razafitrimo ne veulent plus les faire rouler sur le tapis. «On ne les utilise pas, dit Andrew. Le camion, il reste dans la tête. Toujours. Et parfois la nuit, je rêve qu'un camion me tire dans le ventre.» Il stoppe le ballon sous son pied. «C'est pour ça qu'on n'aime pas trop jouer avec des camions», résume Amaury. Le 14 juillet 2016, les deux frères sont sur la promenade des Anglais. Ils courent sur les galets, jouent sur le trottoir puis admirent le feu d'artifice illuminer la baie des Anges et se refléter dans la Méditerranée. «Andrew tenait la main de maman. Quand j'ai vu le camion, je l'ai tiré par le tee-shirt, mime l'aîné, Amaury. Grâce à moi, il n'a été que touché et blessé au genou.» Leur mère, Mino, est fauchée par le 19 tonnes. Elle est l'une des 86 personnes tuées.

Comme Andrew et Amaury, des milliers d'enfants profitaient de la chaleur et de la brise de cette soirée d'été en bord de mer. Quelques minutes après la dernière fusée, à 22 h 35, la fête familiale s'est transformée en scène de guerre. Dans le sillage du camion, 10 enfants sont tués et 50 sont blessés. L'attentat a laissé des traces chez ceux qui ont assisté à l'attaque, vu le camion, des personnes se faire écraser, vécu le mouvement de foule et l'angoisse de l'attente confinés dans des restaurants et les appartements. Depuis un an, ils sont pris en charge à la fondation Lenval, l'hôpital pour enfants de Nice. Derrière sa façade bleue qui se dresse face à la mer, plus de 1 200 enfants ont été accueillis dans son centre d'évaluation pédiatrique post-traumatique, service né au lendemain de l'attentat. «Ces patients de 0 à 18 ans ont souffert de la peur. La plupart des consultations concernent des personnes qui n'ont pas été blessées physiquement», indique la pédopsychiatre Michèle Battista.

«Tristes»

Quentin (1) tasse l'argile entre ses doigts. Petit à petit, le tas de terre devient volcan. Un mardi, dans un hôtel de Nice, ce garçon de 8 ans participe au premier atelier thérapeutique d'Europe pour enfants victimes d'attentat, organisé par l'Association française des victimes du terrorisme (AFVT). «On était en famille au feu d'artifice quand on a vu le camion arriver. Il était derrière nous, racontent ses parents José et Valérie. On a couru et on s'est réfugié sous une scène jusqu'à 4 heures du matin. C'était un cauchemar.» Depuis, leur fils Quentin a «complètement changé de comportement» : «Il ne sait plus rester en place, il fait des crises d'angoisse, explique sa mère. Mais c'est aussi nous qui avons changé. On le protège davantage parce qu'on a peur. On ne sort plus. On a voulu aller au concert de Gilbert Montagné, on est parti avant la première chanson.» Quentin n'a pas été blessé physiquement lors de l'attentat. Il souffre de stress post-traumatique. Un mal-être qui se manifeste par des troubles du sommeil qui alimentent l'anxiété, l'agitation, le manque d'attention et engendre des difficultés scolaires.

«Au moment de se concentrer, ils ont l'image du camion ou d'un copain décédé, souligne Michèle Battista. Certains ont mal à la tête et au ventre. D'autres sont tristes ou irritables.» Au niveau social aussi, ils font face à des difficultés. Ayant vécu des événements sur lesquels il est complexe de communiquer, ils ont une propension plus grande à se replier sur eux-mêmes. Alors, avec six autres enfants de 5 à 10 ans également victimes psychologiques, Quentin enchaîne groupes de parole, ateliers visuels et séances d'art thérapie pendant une semaine.

Ce jour-là, avec la terre, tous s'attellent à former «un contenant». Quentin choisit le volcan, d'autres modèlent des vases. «Le traumatisme qu'ont vécu ces enfants produit une sorte de porosité. Ils ont développé une hypersensibilité. Ils n'arrivent plus à contenir leurs émotions, leur mémoire, leur façon de penser, explique Dominique Szepielak, psychologue et directeur du projet. Le travail sur le contenant en terre, sur la façon de le construire, de l'investir, de le consolider, de l'élever, ça rentre dans la reconstruction du moi qui a été malmené.» L'art thérapie est une manière de communiquer autrement, quand les enfants n'ont pas les mots pour parler de cette nuit d'été. En même temps qu'ils forment vases et volcans, certains évoquent le traumatisme du «bruit des corps qui tombent» à la «vision du sang sur le bitume». «Ils sont dans un âge tendre, en pleine construction. C'est extrêmement important de leur laisser la possibilité d'apprécier encore les jolies choses et d'avoir confiance aux autres, soutient le thérapeute. Penser qu'ils pourront oublier et s'en abstraire est un leurre. On peut les aider à faire de cette expérience quelque chose qu'ils peuvent intégrer pour se construire différemment.» Une «construction» qui passe par le lien à renouer avec les parents.

Psychologue

Chaque soir du stage, Valérie et José partagent un repas avec Quentin et les autres enfants, leurs parents et les psychiatres. «Ces séances aident beaucoup mon fils, estime José. Il se concentre davantage à l'école. Il est plus calme, plus apaisé le soir quand il rentre à la maison. Il dort mieux.» A l'issue du stage, Quentin poursuivra le suivi psychologique.

Dans le trois-pièces de la famille Razafitrimo surplombant la promenade des Anglais, Amaury et Andrew aussi continuent d'écrire leur enfance. Le sourire de leur mère, Mino, s'affiche encore au-dessus de la télé. Son chapeau de paille est toujours posé sur le guéridon de l'entrée. «Je n'ai rien enlevé», fait remarquer leur père, Bruno. Depuis l'été dernier, les deux frères vont chez un psychologue une fois par semaine. «Ils commencent à accepter le vide et ils sont davantage ouverts aux autres», dit leur père, qui a demandé le renouvellement des séances.

Les images et les questions en rapport avec l'attentat surgissent encore dans la tête d'Amaury et d'Andrew quand ils croisent un camion de livraison ou à l'évocation de terroristes à la télé. Ce vendredi, ils seront, avec vingt membres de leur famille, sur la place Masséna pour assister à l'hommage aux victimes. Comme des milliers d'autres Niçois. Quitte à rouvrir des plaies invisibles. «Un premier anniversaire, c'est une émulation. Ce que l'on pensait être oublié revient d'autant plus fort, pointe la pédopsychiatre Michèle Battista. Un an après, on reçoit encore de nouveaux patients.»

Photos Eleonora Strano. Hans Lucas (1) Le prénom a été modifié.