Menu
Libération
Enquête sur les nouveaux protestataires (2/5)

A Cayenne, la milice des molosses en cagoule

Le collectif des «500 Frères contre la délinquance» a impulsé le soulèvement populaire qui a secoué la Guyane au printemps.
Le collectif des «500 Frères», le 2 avril à Cayenne. (Photo Jody Amiet. AFP)
publié le 17 juillet 2017 à 17h16

Juillet et août s'annoncent très chauds en Guyane. Une enseigne de bricolage a placardé en format géant, dans les rues de Cayenne, une publicité d'un genre étrange sur la vente à prix réduit d'«armoires à fusil» pour une «maison en sécurité». Depuis des mois, il flotte dans l'air de ce territoire français d'Amazonie - où le port d'armes de chasse n'est toujours pas réglementé et où ce trafic se porte si bien qu'en 2014, la préfecture avait lancé une opération intitulée «Déposez les armes» - l'idée que la tranquillité domestique doit être garantie par soi-même pour pallier l'inefficience supposée des patrouilles et des juges.

En fin d’année dernière, les meurtres à leurs domiciles (par des voleurs, selon les enquêteurs) du président du Lions Club de Guyane puis d’un cadre du parti politique Walwari (cofondé par l’ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira) ont fait basculer les familles dans l’angoisse permanente du cambriolage funeste. Le dernier drame a d’ailleurs exhalé longtemps la poudre et le malheur. Au début du mois de février, un habitant d’une trentaine d’années a été abattu dans une laverie de Cayenne. Selon la police, l’auteur du tir mortel voulait déposséder sa victime de la chaîne en or qu’il portait autour du cou. Ce décès a résonné avec une particulière gravité dans le quartier, nommé Eau Lisette, «ghetto» jusque dans les années 90 avant qu’une opération contre l’insalubrité n’abatte les cases en tôle.

C'est dans ce contexte troublé qu'ont fait irruption «les 500 Frères contre la délinquance», le 14 février, un soir de saison des pluies.Le cousin du défunt de la laverie, José Achille, armateurde 38 ans, décide de réagir : «Depuis des années, j'attrape des voleurs, je les tabasse, je les envoie en prison. Je fais beaucoup d'opérations comme ça.» Réputé pour son sang chaud, il s'était justement déjà fait approcher quatre mois plus tôt par des connaissances, un groupe de Guyanais habitant «Chicago» (quartier chaud de Cayenne) : «J'ai participé à deux-trois réunions, mais ça ne me plaisait pas car ils voulaient faire de l'autodéfense. Je leur ai dit : "Mais qui va venir nous attaquer, nous ? Rendons ça public. Faisons un groupe d'action, allons chercher les gars dans les ghettos."»

«Guerriers, spartiates»

En vingt-quatre heures, après des coups de téléphone passés avec pour message d'alerte «la Guyane en danger, mon frère», José Achille réunit «une cinquantaine» de proches, dont certains viennent régulièrement s'adonner à la musculation à son domicile. Ses acolytes sont un agent municipal de Cayenne et le secrétaire général adjoint démissionnaire de l'Union des travailleurs guyanais (UTG), Olivier Goudet, connu pour son militantisme et sa mégalomanie.

Le lendemain, le 15 février, ils sont une cinquantaine à débouler dans le centre-ville de Cayenne pour lancer aux bandits un ultimatum. Le groupe est totalement masculin. Les visages sont cachés sous des cagoules d'épais coton ajustées la veille «par un couturier haïtien du quartier», ne laissant paraître que les sourcils froncés. Le tee-shirt étarqué par les biceps, ils scandent que «la peur doit changer de camp» et exigent «l'éradication des squats». La Guyane, qui compte officiellement plus de 250 000 habitants mais dont la rumeur affirme qu'elle en hébergerait 400 000 en comptant les clandestins, est présentée comme l'une des régions françaises les plus violentes, drames intrafamiliaux inclus.

«Il fallait qu'on fasse un truc fort, qui choque l'opinion. C'est pour ça que j'ai parlé de mettre la cagoule. Mais au départ, les gars ne voulaient pas», raconte l'armateur,qui baptise la troupe «les 500 Frères»à la manière du péplum hollywoodien 300, pour le côté «guerriers, spartiates». Leurs tee-shirts arborent des représentations d'armes et les bannières tricolore et indépendantiste. Les chaussures montantes bouclent la tenue martiale. Beaucoup de citoyens applaudissent la cohorte quand d'autres craignent que les gros bras ne soient une milice prête à piétiner les droits de l'homme. «L'insécurité touche tout le monde. Qui, dans n'importe quel quartier de Guyane n'a pas été touché par la violence ? Ça parle à tout le monde», affirme l'un des membres, Zadkiel Saint-Orice. Les caïds sont «les enfants du pays, les vedettes, qui remplacent dans les esprits la police qui ne joue pas son rôle de protection des citoyens», évalue un anonyme qui assiste alors au défilé.

Le 17 mars, les «vedettes» font irruption au beau milieu de la 14e Conférence des parties de la convention de Carthagène, qui réunit à Cayenne près de 30 Etats des Caraïbes et des Guyanes. Encerclant Ségolène Royal qui préside la conférence en tant que ministre de l'Environnement, ils exigent fissa des moyens pour apaiser le territoire, où les vols avec arme sont treize fois plus élevés que la moyenne hexagonale. «Pour se faire entendre, on est obligés d'arriver à des extrêmes»,lance alors José Achille à la ministre. Le porte-parole du mouvement est par la suite choisi. Il incarne l'insoumission guyanaise face à l'autorité républicaine : Mickaël Mancée est policier depuis onze ans et se rebelle contre sa hiérarchie. «Que font les autorités contre les trafics de drogue et d'armes ? Elles ne s'intéressent qu'à la politique du chiffre. Il y a certes un gros problème d'effectifs et d'infrastructures, mais on n'a jamais voulu combattre les problèmes de la Guyane. Tous, ils viennent, ils prennent leur prime, leur grade, et ils laissent le pays dans un état pire que celui dans lequel ils l'ont trouvé. A tous les niveaux, même chez les collègues, il y en a plein qui doivent se remettre en question.» Le groupe a catalysé le soulèvement populaire et syndical. Fin mars, l'accès au Centre spatial guyanais (CSG) à Kourou est entravé par des salariés de l'hôpital de la ville, inquiets pour l'avenir de leur structure et par des grévistes de la base spatiale. Les Frères, de plus en plus populaires, rejoignent le piquet pour empêcher le tir d'une Ariane 5. Les militaires qui protègent la zone de lancement balancent du gaz lacrymogène. Cet accrochage et l'assurance acquise récemment par les 500 Frères plongent le péyi dans un soulèvement d'ampleur après des mois de colère civile grandissante. En quarante-huit heures, un conflit social éclate d'est en ouest. Des citoyens, des syndicalistes, des interprofessions coupent de manière spontanée ou entendue les ronds-points et routes de villages, et réclament du gouvernement un plan exceptionnel d'urgence pour combler le «retard structurel» qu'accuse le territoire dans tous les domaines par rapport à la métropole.

Chant de guerre

Pendant un mois, le groupe d'Eau Lisette va courir un marathon. Il motive les mobilisés sur les barrages routiers, s'impose comme le leader de la crise sociale et le négociateur avec les représentants de l'Etat. Un chant de guerre, Ahou ! Ahou !, et un cri de ralliement, «première sommation», en souvenir des gazages devant le centre spatial, deviennent des symboles des Frères, repris en chœur sur les barrages. Le style, le moyen de transport, tantôt dans un bus scolaire banalisé qui appartiendrait à un privé, tantôt sur de grosses cylindrées rutilantes, donnent le tempo de la lutte. «On a cinquante ans de retard, ça fait cinquante ans qu'on subit. La santé : zéro pointé ! L'éducation : zéro pointé ! Le foncier : l'Etat en détient plus de 99 %, et il ne nous donne rien ! Il n'y aura pas de compromis», gronde Olivier Goudet lors d'un discours, mégaphone en main. Mais si les porte-parole prennent position sur le délitement du service public en Guyane, leurs attentes portent essentiellement sur le sécuritaire. Ils prônent le verrouillage des frontières, le tout-carcéral, avec l'exigence de ne «pas mettre la pression sur ceux qui suivent les règles quand on n'arrive pas à gérer ceux qui ne les suivent pas».

Pendant le mois de conflit, les frères mangent à l'œil, comme l'ensemble des équipes qui se relaient sur les ronds-points, grâce à de la nourriture amenée par des citoyens lambdas ou mise à disposition par les grandes surfaces de la zone, comme preuve de leur soutien au blocage… mais aussi en guise de monnaie d'échange. Car les premiers jours de la crise, les «guerriers» ont écumé les rues de Cayenne et, de leur grosse voix, visage caché, ont ordonné aux commerçants de fermer boutique. «Dès le début, nous [avons financé] les barrages de Saint-Laurent à hauteur de 150 euros par jour»,confiait pendant la crise un patron de magasins d'alimentation. La cohésion fait long feu. Alors que le conflit guyanais s'essouffle, deux lignes de conduite apparaissent. Certains, encagoulés, veulent «aller au contact des gendarmes», d'autres s'y refusent car ils ont «prôné la non-violence», explique José Achille. Le comité explose et un nouveau clan est créé, les Grands Frères, en addition des «500». Ni les uns ni les autres ne siégeront à la table des signataires de la fin de conflit, le 21 avril à la préfecture de Cayenne. Quelques-uns, dépités, visage découvert, assisteront de loin à l'épilogue, dans l'arrière-cour du jardin préfectoral.

«Scénographie»

Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou, professeure d'histoire-géographie et figure guyanaise : «Les 500 Frères ont fait du bien car ils ont redonné aux Guyanais de l'estime de soi, ils ont porté une sorte de revanche vis-à-vis des représentants de l'Etat car ils leur tenaient tête. La société guyanaise est très et trop consensuelle. Mais sur le long terme, je pense qu'il n'en ressortira rien. On était surtout dans l'affectif et l'émotion, dans la scénographie, et c'est ce qui a beaucoup plu. Ils ont tenu un discours réactionnaire, réclamant des gendarmes dans un pays déjà assez quadrillé ! Ils avaient une position machiste avec beaucoup de testostérone.»

Les leaders ont désormais repris leurs activités respectives, hormis Mickaël Mancée, qui a démissionné de la police fin avril. Il y a quelques jours, sous l’œil des caméras, les Grands Frères ont visité un squat à la demande des résidents alentour, inquiets de la progression de la «zone de non-droit». Le groupe a une nouvelle fois affirmé que si les autorités ne veillaient pas au maintien de l’ordre, ils entendaient le faire.

Selon le premier bilan ministériel qu’Annick Girardin, ministre de l’Outre-Mer, a présenté le 11 juillet à la presse, sur les huit engagements «sécuritaires» pris par l’Etat fin avril, trois sont opérationnels (dont deux barrages routiers et un escadron de gendarmes mobiles supplémentaires). Sont annoncés pour le mois de septembre la création d’un état-major régional de sécurité, l’installation d’un échographe pour repérer les mules à l’aéroport de Cayenne et l’envoi de nouveaux renforts pour les forces de l’ordre.

Mercredi : à la recherche des disparus du Mexique