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Récit

Paquet neutre : les trouvailles de sape du lobby du tabac

Au printemps 2015, buralistes et cigarettiers se sont alliés pour tenter de stopper au Parlement la réforme du paquet de cigarettes, finalement votée in extremis. Mais ils ont obtenu que les prix ne grimpent pas.
Manifestation de buralistes pour protester contre le projet de paquet neutre, devant le Sénat, le 22 juillet 2015.  (Photo Laurent Troude)
publié le 26 juillet 2017 à 20h26

C'était la première grosse alerte. Au printemps 2015, à quelques jours de la première lecture de la loi santé à l'Assemblée nationale, une secrétaire du ministère des Affaires sociales est débarquée en catastrophe. A l'orée d'une bataille où buralistes et cigarettiers se sont ligués contre l'instauration du paquet de cigarettes sans logo, la jeune femme est surprise en train de fureter dans les documents de la conseillère chargée du dossier tabac. «On avait suffisamment de suspicion pour l'écarter», se souvient un ex du cabinet de Marisol Touraine, laquelle s'apprête alors à défendre son grand œuvre de santé publique. Tiers payant généralisé, expérimentation des «salles de shoot», informations nutritionnelles sur les aliments… Après un bras de fer en coulisse, les lobbys vont se déchaîner dans l'espoir d'avoir la peau des mesures les plus symboliques. Dont le paquet neutre, qui sera finalement adopté avec deux toutes petites voix d'avance au terme d'une séance homérique et nocturne à l'Assemblée, à la fin du mois de novembre 2015. Entre le printemps et l'automne, sous la pression du lobby du tabac, une grosse partie de la majorité a été retournée. Récit d'une bataille à armes inégales.

Amendements clés en main

Avant même l'épisode de la secrétaire fouineuse, Touraine se sait sous surveillance. Les buralistes ont allègrement repris son surnom de «MST», inventé par les médecins dès 2012, et affichent son portrait dans leurs bureaux de tabac en mode «dead or alive». Car depuis qu'elle est en poste, la ministre des Affaires sociales avance démasquée : elle veut instaurer le paquet neutre et obtenir une hausse maousse du prix des cigarettes pour enrayer la consommation, responsable en France de 70 000 morts par an. L'Europe prend le chemin du paquet neutre, mais Touraine veut aller plus vite et doit pour cela convaincre François Hollande. Si le Président dit oui, la France deviendra le deuxième pays au monde à l'adopter, après l'Australie. Faire baisser le tabagisme, donc le cancer, et tenir tête aux lobbys : pour Touraine, il y a là matière à requinquer une histoire politique qui tourne au cauchemar pour l'hôte de l'Elysée. La gauche sort en lambeaux de la loi Macron et du 49.3, il est temps de ressouder la majorité. «Le paquet neutre cochait une case de vertu politique, mais c'était surtout une mesure de santé publique dans un secteur où il n'y a pas tant d'outils que cela», explique Michel Yahiel, le «monsieur social» de Hollande.

Le hic, c'est qu'en matière de santé publique, le chef de l'Etat est un libéral : l'homme qui n'a jamais fumé n'est pas loin de penser que chacun est responsable de sa santé. Ex-député d'un département rural, le Président garde ses antennes chez les buralistes. Depuis 2012, il est tétanisé à l'idée d'une coagulation des corporatismes. D'où ses atermoiements. En juillet 2014, l'heure des arbitrages a sonné : ce sera paquet neutre mais sans hausse de prix. Dans un pays où 30 % de la population fume (et où l'Etat empoche chaque année 14 milliards d'euros de taxes sur le tabac), mieux vaut manier ces leviers avec délicatesse. «On ne peut pas faire les deux, explique donc le Président à sa ministre. Maintenant, c'est à toi de convaincre.» «Il pensait probablement que je n'y arriverais pas», sourit aujourd'hui Marisol Touraine. Pour le journaliste Matthieu Pechberty, qui a longuement enquêté sur le tabac (1), le paquet neutre n'a été qu'«un écran de fumée : il a caché un accord très favorable aux cigarettiers et aux buralistes qui prévoyait aucune hausse des prix pendant trois ans». Sauf qu'il y a trois semaines, dans son discours de politique générale, le Premier ministre, Edouard Philippe, a affiché son ambition de porter le paquet de tabac à 10 euros.

Pendant toute l'année 2014, pour éviter fuites et contre-attaques des lobbys, Touraine interdit à son cabinet de distribuer le moindre document lors des réunions interministérielles sur le futur plan anti-tabac. En septembre, le président de la puissante confédération des buralistes, Pascal Montredon, tombe donc de sa chaise quand elle annonce le paquet neutre. «On était en confiance», pleure-t-il au téléphone de Touraine. La guerre ne fait que commencer. Les Big Tobacco s'organisent. Quatre fabricants se partagent le marché mondial : British American Tobacco (Lucky Strike), Japan Tobacco (Camel), Imperial (Gauloises) et Philip Morris (Marlboro). Agences de communication, cabinets d'avocats - dont August Debouzy, l'avocat historique de Philip Morris en France, cabinet de conseil en entreprises - le nom politiquement correct des lobbyistes : aucune strate d'influence n'est oubliée. Pour le compte de Philip Morris, c'est Rivington qui va diriger toute la bataille. Fondé par Laurent Lotteau, le cabinet est une nébuleuse de gauche. On y croise Raphaël Zarader, fils de Robert Zarader, le publicitaire qui a l'oreille de Hollande à l'époque, ainsi que l'ex-présidente de SOS Racisme Layla Rahhou. Signe de la porosité entre le monde politique et les lobbys, Rahhou vient de rejoindre le cabinet de Mounir Mahjoubi, l'actuel secrétaire d'Etat au numérique : elle a été remplacée dans la foulée chez Rivington par Romain Derache, ex-collaborateur parlementaire PS passé par le ministère de l'Intérieur. De son côté, pour diriger son pôle Affaires publiques, Philip Morris vient de recruter l'ancien directeur adjoint du cabinet de Claude Bartolone à l'époque où il était président de l'Assemblée. Le monde du tabac est petit.

Sur la loi santé, c'est Matthieu Sassier qui est à la manœuvre pour Rivington. A peine trentenaire, passé par Havas et le Sénat, où il a été brièvement assistant parlementaire, Sassier nage dans les eaux socialistes depuis quelques années. Pour démonter le paquet neutre et toute hausse de prix, la palette de Rivington sera infinie : rendez-vous en tête-à-tête, colloque à un jet de pierre du Palais-Bourbon, amendements livrés clés en main et même, comme le révélera le magazine Challenges, une collecte de signatures parlementaires contre le paquet neutre via un mail où Rivington se fait passer pour un député notoirement pro-tabac, le socialiste Jean-Louis Dumont. En 2014, lors d'un débat hyper technique sur la fiscalité du tabac, le député de la Meuse a reconnu sans ambages avoir «reçu une aide extérieure» pour affûter ses arguments.

«Il a basculé de leur côté»

Dans les moments chauds - veille de dépôt des amendements ou de séance publique -, l'intégralité du cabinet Rivington carburera au tabac, sans compter les stagiaires, formés sur le tas pour harceler les parlementaires au téléphone. Nom par nom, un «mapping» des anti-tabac et des élus «plus soft» - comprendre vacillants ou perméables - est établi. Fils de buralistes, Alexis Bachelay était déjà sensibilisé à ces problématiques, et pour lui, la ligne Touraine était «jusqu'au-boutiste». Par l'entremise de Rivington, le député PS des Hauts-de-Seine rencontre alors le patron d'un des Big Tobacco, qui lui explique que «le seuil répression-prévention est atteint», avant de lui présenter des «produits alternatifs moins nocifs que la cigarette» sur lequel l'industrie phosphore à bloc, comme le tabac chauffé. «Les règles du jeu sont claires, chacun son métier : on écoute et on se fait sa propre idée», justifie Bachelay. Qui finira quand même par signer l'amendement visant à tuer le paquet neutre préparé à l'automne par son collègue socialiste, Frédéric Barbier. Favorable à la mesure, le député du Doubs est chargé d'une mission auprès des buralistes. «Il devait les amadouer, il a basculé de leur côté», persifle une ancienne députée. Fils de petits commerçants, Barbier part étudier les disparités de prix - criantes - en Europe. Luxembourg, Belgique et surtout Andorre : le paquet y est à 2,90 euros et des Français viennent récupérer des dizaines de cartouches chaque jour… Deux ans plus tard, la conviction de Barbier n'a pas changé : «Le vrai combat, c'est le prix du paquet et l'harmonisation fiscale au niveau européen.» Pas le paquet neutre.

Visiteurs du soir

Tout puissants, les fabricants œuvrent jusqu'à l'autre bout du monde. Il y aura même une manif de petits producteurs de tabac indonésiens devant l'ambassade de France à Jakarta. Avec des pancartes surréalistes en français bancal, «Paquet neutre: non». A Paris, KPMG diligente un rapport sur la contrefaçon au printemps 2015 et le cabinet FTI Consulting, qui conseille l'industrie cigarettière, s'associe à l'institut Odoxa pour réaliser un sondage expliquant que les Français jugent le paquet neutre - qui n'existe pas encore - inefficace.

En première lecture, le 3 avril, la mesure passe comme une lettre à la poste. Totalement inaperçue. 19 socialistes votent pour, sous la houlette de la chef de file de la lutte contre le tabagisme, Michèle Delaunay. Un seul s'y oppose. Mais les régionales de l'automne approchent et les buralistes montent en puissance. Ils sont 26 000 déployés sur tout le territoire : un réseau de proximité qui vient presque suppléer un Etat exsangue dans les départements ruraux. «Le lobbying le plus classique et le plus efficace, c'est la peur électorale», reconnaît Olivier Véran, l'un des rapporteurs du projet de loi santé.

En parallèle, pendant l'été, Rivington approche l'Elysée. «Ils voulaient qu'on leur raconte les réunions interministérielles» où, par définition, les conseillers présidentiels n'étaient pas invités, raconte l'un d'eux. Mais qu'importe : le moindre petit bout d'information est crucial. Présidente de la commission des affaires sociales à l'époque, Catherine Lemorton incrimine aujourd'hui les visiteurs du soir de l'Elysée qui «ont pu tourner la tête de Hollande». De fait, le Président écoutera Robert Zarader plaider contre le paquet neutre. Intime du chef de l'Etat, Jean-Pierre Mignard se retrouve missionné par Philip Morris pour plancher sur les questions de contrefaçon. Dans un courrier à Marisol Touraine, il expose ses craintes d'explosion de la contrebande de tabac qui permettrait aux réseaux mafieux et terroristes de s'engraisser. Le paquet neutre, allié objectif de Daech, il fallait oser.

Une note circonstanciée signée par Marc-Pierre Mancel, chargé de la santé au PS, atterrit aussi sur le bureau de Hollande. Paquet neutre sans effet sur le tabagisme en Australie, problèmes de propriété intellectuelle, explosion du marché parallèle : sur 7 pages, tous les arguments du lobby y passent. Et pour cause, le document Word envoyé par Mancel a été créé par Sassier pour le compte de Rivington avant d’être forwardé à la présidence !

«Abrutis et de vendus»

Fin septembre 2015, Rivington organise un colloque à la maison de la Chimie, juste derrière l'Assemblée. Des dizaines de parlementaires s'y croisent, ainsi que trois ministres. Officiellement, il n'est jamais question de tabac. Mais l'une des tables rondes est opportunément baptisée «Standardisation des produits, au nom de la protection des consommateurs ?» Début octobre, c'est la douche froide : les sénateurs rejettent le paquet neutre. Seuls six socialistes votent pour. Une semaine plus tard, le congrès des buralistes se déchaîne contre Touraine et Delaunay, une manifestation nationale est organisée à un mois des régionales. Pour Touraine, «dans les moments cruciaux, les cigarettiers ont servi d'experts aux buralistes. La force de l'industrie du tabac dans cette bataille, ça a été de jouer le rôle de marionnettistes : ils n'étaient pas sur le devant de la scène mais ils armaient tout le monde». Membre de la commission des affaires sociales, Gérard Sebaoun se souvient : «Les buralistes nous envoyaient des dossiers totalement formatés.» Selon son calcul, 74 documents ont été distribués, «dont 35 sans aucune évaluation scientifique indépendante». Commandités par l'industrie.

La loi santé et le paquet neutre reviennent à l'Assemblée dans un climat électrique. «Ce n'était pas comme n'importe quelle mesure politique, relate Gabriel Attal, le conseiller de Touraine qui s'est chargé de la contre-offensive parlementaire. Beaucoup de députés n'étaient pas opposés au paquet neutre sur le principe mais ne voulaient pas voir leur nom sur la liste d'un scrutin public» à l'Assemblée. Histoire d'échapper au courroux des buralistes. Le 25 novembre, le débat tourne au vinaigre entre socialistes. Convaincus ou convertis, les anti-paquet neutre montrent les muscles dans l'hémicycle. Installés aux «Guignols», le balcon des conseillers ministériels, les proches de Touraine font et refont les comptes. Dans les couloirs, le reste du cabinet passe des coups de fil pour rameuter des acquis à la cause du paquet neutre. Le frondeur Christian Paul ressort de son lit. Proche de Benoît Hamon, Fanélie Carrey-Conte débarque sur le coup des 23 heures et la ministre des Affaires sociales propose à Seybah Dagoma que son chef de cabinet joue les baby-sitters pour qu'elle revienne.

Malgré cela, à minuit, la situation «n'est pas safe», estime Attal. La ministre réclame une suspension de séance et la majorité se traîne dans le salon Delacroix. «On se traite tous d'abrutis et de vendus», se rappelle Lemorton. Le patron des députés PS intime à certains signataires de l'amendement Barbier de disparaître : «Allez donc pisser», lance Bruno Le Roux. Les huit amendements de suppression du paquet neutre - sept de droite et le «778» signé par 30 PS emmenés par Barbier - sont mis aux voix en même temps. Huit mois, beaucoup d'argent et d'efforts après la première lecture, le paquet neutre est sauvé. Par 56 députés contre 54.

(1) L'Etat accro au tabac, First, 2014