Pour certains employés de la Poste, la collecte écologique de cartouches de toner est littéralement de la poudre aux yeux. En 2010, la médecine du travail constate qu’un travailleur de la plateforme de colis de Gennevilliers souffre de fortes démangeaisons oculaires et de saignements du nez et charge la Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (Cramif) d’établir un rapport sur les dangers de l’encre en poudre pour la santé dans les locaux. La Poste achemine en effet les cartouches usagées des particuliers vers des centres chargés de les recycler. Le site de Gennevilliers reçoit quotidiennement 1 800 colis de ces déchets d’imprimantes laser, parmi lesquels un certain nombre arrivent endommagés.
Lorsque les salariés les manipulent pour les refermer correctement et les présenter devant le lecteur de code-barres, ils respirent les poudres résiduelles, créant même parfois des nuages. Ces cumulus noirs ou colorés de mauvais augure provoquent de vives irritations des yeux, du nez et de la gorge. D’après de multiples prélèvements, ces cartouches contiendraient entre autres du chrome, du nickel ou du dioxyde de méthane. Un cocktail de substances controversées, dont des métaux lourds, que les fabricants sont frileux à l’idée de divulguer.
Déchets dangereux
Le code de l'environnement classe les déchets de toner comme dangereux, soumis à une gestion stricte que détaille le ministère de la Transition écologique et solidaire. «Les déchets dangereux nécessitent par ailleurs des installations spécifiques pour leur gestion (entreposage, traitement) afin de gérer au mieux les risques et nuisances associées : protection des eaux et des sols, gestion des risques accidentels, traitement et surveillance des émissions dans l'eau, l'air…» Le cadre réglementaire va plus loin en imposant «une interdiction de mélange avec toute autre substance ou objet». Or, à Gennevilliers, toutes sortes de colis se côtoient sur les tapis roulants, y compris les paquets des particuliers contenant vêtements ou encore produits alimentaires.
Pour le responsable d'une société de revalorisation de toner, souhaitant rester anonyme, la Poste n'est pas habilitée pour gérer ces déchets spéciaux. «Devant le déclin des services de courriers, ils ont voulu diversifier leur activité, sauf qu'il y a une logistique réglementaire qu'ils n'ont pas les moyens de mettre en place.»
Sur le poste d’encodage, les colis arrivent tous azimuts. D’autres colis sont régulièrement contaminés par le toner. Photo DR
De multiples alertes
En 2010, la Cramif de la Sécurité sociale préconise plusieurs moyens de prévention, dont «le retrait des colis endommagés le plus en amont possible de façon à limiter la contamination». La direction dote ses employés de masques et de gants, et charge une équipe de nettoyer le poste lorsqu'un tel incident est signalé. Des mesures «inutiles» d'après Jean-Michel Gillet, ancien président du Comité d'hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et ancien secrétaire syndical chez Sud PTT. «On ne se rend compte de la dégradation du paquet qu'une fois qu'il est devant nous. C'est trop tard pour enfiler ces protections, puisqu'on a déjà respiré les poudres. Pour les mains, on doit d'abord retirer nos gants anti-coupures pour mettre les leurs, donc on expose la peau.» En effet, l'Assurance maladie identifie la pénétration cutanée, facilitée par la sudation, comme l'un des modes de contamination.
La direction du centre de Gennevilliers commande alors une expertise en mars 2016, réalisée par l'Apave, une agence de maîtrise des risques en travail. Celle-ci estime que les molécules dangereuses sont en trop petites quantités pour s'avérer néfastes sur la santé. Convaincu du contraire, le CHSCT de Gennevilliers obtient du tribunal de Nanterre une contre-expertise, réalisée par Altep, une société agréée par le ministère du Travail et dont le rapport est remis en novembre 2016. Ses conclusions mettent en garde l'administration francilienne de la Poste.
Les syndicats vent debout
Jean-François Perraud, chargé du dossier chez Altep, pointe deux limites dans la première étude. «La recherche du danger est basée sur la composition. Or, la granulométrie [la taille des particules, ndlr] est également essentielle. Par exemple, la particule de fer n'est pas dangereuse, mais la nanoparticule de fer est cancérigène. Dans le cas qui nous occupe, on parle notamment de dioxyde de méthane, suspecté d'être cancérigène. Par ailleurs, ces infimes éléments passent facilement les barrières de protection de l'organisme et alimentent, via le système systémique, des organes vitaux comme le cerveau ou le foie. Dès lors, quelle que soit leur quantité, elles présentent un danger.»
En conséquence, les syndicats s'alarment de l'absence de précautions entre 1997, date d'ouverture du site, et 2015. Ils demandent à la direction de respecter les préconisations formulées par la Cramif et Altep. «Toute la chaîne doit être repensée, exige Jean-Michel Gillet. Ces produits doivent être repérés avant, écartés du circuit normal, conditionnés et transportés dans des conteneurs spécifiques.» Contactée par Libération, la direction de la Poste, qui se dit «soucieuse de la santé des employés», se félicite, de son côté, d'avoir pris des «mesures préventives» et considère que le problème concerne «un nombre très limité de colis, de l'ordre de deux ou trois colis par semaine». La Cramif évalue, elle, à dix, le nombre de «colis de cartouches [qui] sont remis en état tous les jours». Le fournisseur de services affirme que les cartouches de toner ne font pas partie de la catégorie des matières dangereuses et se fie à l'étude de l'Apave, basée sur des valeurs limites d'exposition professionnelle, définies par l'Organisation mondiale de la santé. Le CHSCT de Gennevilliers assignera l'opérateur en référé, au tribunal de grande instance de Nanterre, en septembre prochain.
«Construire une réglementation»
Dans d'autres plateformes, comme à Rennes, les employés ne disposent d'aucun équipement de sécurité. «Ils aiment porter un discours rassurant sur les accidents de travail, mais quand il s'agit de sortir des sous, ils freinent des quatre fers», juge Frédéric Perdriel, secrétaire départemental chez Sud PTT, qui travaille dans les locaux d'Ille-et-Vilaine. D'autant qu'un vide juridique existe sur cette problématique. «C'est un point aveugle et nous souhaitons jouer un rôle de déclencheur pour construire une réglementation», appelle de ses vœux Jean-François Perraud. L'étude d'Altep est progressivement diffusée auprès des travailleurs de la Poste.
A Moissy (Seine-et-Marne), la CGT s'est emparée de la problématique et s'appuie sur la recherche pour exiger du directeur régional des opérations en Ile-de-France chez la Poste, de «tout mettre en œuvre pour une vigilance spécifique vis-à-vis du danger». «La solution consistant à retenir ces colis en amont et à leur assigner un parcours distinct de celui des autres colis doit être mise en œuvre au niveau national au plus vite.» Les risques des encres en poudre sont donc encore méconnus, «comme l'amiante avant», commente Frédéric Perdriel. Comme ses collègues, il ne s'est pas tout de suite senti concerné. «Quand j'avais de la poudre sur mon poste, je passais un coup de balayette. Je ne savais pas que c'était une connerie…»