Une simple stèle sur des pavés. Le long du canal de la Nièvre, à côté du chemin de halage bitumé, on la trouve entre deux imposants platanes. Sur la pierre, quelques mots : «Ici, le 1er mai 1993, un juste a retrouvé la paix. Pierre Bérégovoy, 1925-1993. Dans la nuit de ce monde, le juste brillera.»
Ce jour de 1993, alors que la France fête le travail, la nouvelle est tombée à 19 h 09, laconique : «L'ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy, 68 ans, a tenté de se suicider d'une balle dans la tête, samedi après-midi à Nevers (Nièvre).» La source : un officier des pompiers de Nevers. Un policier complète : «Il aurait pris l'arme de son garde du corps, qui l'a accompagné toute la journée mais ne s'est aperçu de rien.» Le pistolet Manurhin .357 Magnum de calibre 9 mm avait été laissé dans le véhicule, probablement dans la boîte à gants. Deux enquêtes sont alors ouvertes. L'une judiciaire, menée par la gendarmerie de Nevers, l'autre, administrative, confiée à l'Inspection générale de la police nationale. Selon les inspecteurs, il n'y a «aucune ambiguïté» quant au suicide de l'ancien Premier ministre de François Mitterrand.
Canal de la Jonction, commune de Sermoise-sur-Loire, vingt-quatre ans plus tard. Paysage las. L'usine de production d'eau potable ronronne. Un court de tennis en piteux état attend son filet. Micheline taille ses roses devant cet endroit qui représente «la» balade du dimanche des gens du cru. Le suicide de Bérégovoy reste pour elle un événement «marquant». «Il était parti de rien, ne sortait pas de l'ENA. C'était un homme honnête, il n'a pas supporté la polémique.»
La polémique en question était née de ce prêt sans intérêts d'un million de francs que l'ancien Premier ministre aurait contracté pour acheter un appartement à Paris. Une somme versée par l'industriel Roger-Patrice Pelat, ami du président François Mitterrand… Et le soupçon de favoritisme de lester Pierre Bérégovoy. Embarrassant pour un homme qui, le 8 avril 1992, lors de son discours de politique générale à l'Assemblée nationale, faisait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. Micheline rappelle pour sa part que l'ancien Premier ministre a doté l'agglomération de Nevers d'un hôpital et qu'une avenue porte son nom. «Cela reste quelqu'un d'important», conclut-elle.
Théorie du complot
Casquette, lunettes et moustache, voilà Pierre, qui promène son chien Yoko. Il tient à préciser que si Bérégovoy a «peut-être été un bon homme politique», «c'était en même temps que Tonton [Mitterrand, ndlr] qui était plus ou moins trouble». Ce retraité de la banque assure que «Béré»était «un bon socialiste».
A quelques encablures, des péniches sont amarrées le long du quai. Christian, moustache et chemisette orange, habite une maison sur la berge, en face de la stèle de l'ancien Premier ministre. Il jardine ses tomates. Bérégovoy ? «La nouvelle génération ne sait même pas qui c'est.» Quant à l'ancienne, il croit savoir que c'était «combine et business, les temps sont en train de changer». Christian raconte que l'homme politique était «un peu dépressif et, dans ces cas-là, un garde du corps ne laisse pas un pistolet dans une boîte à gants. J'ai tendance à dire que c'est surprenant». Christian pointe les interrogations qui ont surgi après la mort de Pierre Bérégovoy. Il se rappelle que le socialiste se promenait toujours de son côté du canal. Or le suicide a eu lieu «de l'autre côté. Je pense donc qu'il l'avait prévu», dit Christian. Qui ajoute : «Quand vous avez de l'honneur, il faut être solide. Tout le monde n'est pas comme Fillon.»
A l'époque, très vite, une théorie du complot agite le Landerneau. Des journalistes écrivent «assassinat». Ils se réfèrent à la «double détonation» entendue par des témoins , peu courante pour un suicide. En fait, l'ancien Premier ministre aurait «testé» le pistolet de son garde du corps avant de retourner l'arme contre lui-même. L'autre élément suspect concerne le carnet d'adresses de Bérégovoy qui aurait «disparu». En réalité, c'est son propre directeur de cabinet, Didier Boulaud, en poste dix années de suite à la mairie de Nevers, qui aurait pris sur lui de le conserver. Ce carnet contenait des noms et autres numéros de téléphone très privés qui, selon le «dircab», «auraient pu faire beaucoup de peine à l'épouse du Premier ministre».
Mitterrand et les «chiens»
Didier Boulaud est arrivé sur les lieux peu après le suicide. Il confie que Bérégovoy l'avait averti qu'il ne laisserait pas «salir sa famille» et qu'il préférerait «faire comme Salengro», ministre du gouvernement Léon Blum qui s'est donné la mort en 1936. Il confirme que l'ancien Premier ministre avait «tout fait» pour qu'il ne soit pas avec lui l'après-midi fatidique. «C'était un homme minutieusement organisé, millimétré», répète l'ancien dircab. Qui rappelle que, après les caricatures de Plantu dans le Monde représentant Bérégovoy avec des chaussettes tirebouchonnées, ses services recevaient chaque semaine des centaines de paires par la poste, «ce qui humiliait beaucoup Pierre». Cela dit, «Béré» «se faisait un peu passer pour le Petit Chose. Cela lui revenait souvent à la figure, même s'il était fier de son parcours», décrypte Didier Boulaud.
Bien entendu, après la mort subite d'un personnage bonhomme, il a fallu trouver des responsables. Le redoutable orateur qu'était Mitterrand n'a pas laissé passer son tour, dans un éloge funèbre resté dans les annales. Louange à «la capacité de l'homme d'Etat, l'honnêteté du citoyen qui a préféré mourir plutôt que de subir l'affront du doute». Courroux pour ceux qui avaient osé semer le doute : «Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu'on ait pu livrer aux chiens l'honneur d'un homme et finalement sa vie au prix d'un double manquement de ces accusateurs aux lois fondamentales de notre République.» Les chiens ? Les journalistes. Et Mitterrand de s'envoler : «Voyez Nevers, voyez la Nièvre, toutes opinions confondues, qui viennent à vous, qui vous retrouvent et qui vous aiment.»
Marie-Christine, Isabelle et Eva marchent le long du canal. Elles empruntent souvent l'itinéraire qui passe devant la stèle. Non, Bérégovoy ne fait pas l'objet de «pèlerinages». Leur avis ? «C'était un petit homme qui a voulu accéder au pouvoir marche après marche. Il a été atteint dans son honneur.» Marie-Christine rappelle que Bérégovoy avait la simplicité d'aller prendre son petit noir dans un minuscule café de la rue des Merciers. Jean-Jacques, ex-employé municipal qui a eu Bérégovoy comme patron, pressent, lui, «un truc politique, des histoires à n'en plus finir. Bérégovoy avait trop de soucis, mais c'était un brave homme».
A la mairie de Nevers, la plupart de ceux qui ont côtoyé l'ancien maire sont partis à la retraite. Mais la fidélité demeure. Comme chaque année le 1er Mai, un dépôt de gerbe est organisé sur sa tombe et le long du canal. Et la mairie rappelle que, pour la date anniversaire des 10 ans de sa mort, un repas et un colloque avaient été organisés avec de grandes figures du PS, doublés d'une exposition et de l'inauguration de l'Espace Pierre-Bérégovoy, derrière le palais ducal.
«Une fierté»
Au restaurant La Marine, non loin du canal de la Jonction, on rencontre des antiquaires attablés à l'ombre pour un déjeuner avec rosé et friture de petits poissons. Ils confirment que les Neversois n'ont «jamais accepté» le suicide. La thèse de l'assassinat hante encore les esprits. «Pierre Bérégovoy était quelqu'un de très abordable, un mec sympa», soutient Michel. «Il appréciait beaucoup les livres anciens», renchérit Marc. «Il a aimé cette ville, et a cherché à s'y investir.» Les quatre hommes soulignent que, grâce à lui, les habitants de la région ont obtenu l'A77 : le désenclavement de Nevers sur la route de Paris. Mais, rappellent-ils en chœur, «même si Bérégovoy nous renvoie au règne de Mitterrand, il a apporté un vent de fraîcheur dans cette ville».
Delphine Fleury, 24 ans à l'époque, est aujourd'hui vice-présidente du conseil départemental de la Nièvre. Elle se souvient précisément de ce 1er mai 1993, où, avec des amis, elle s'est retrouvée devant l'hôpital de Nevers : «C'était un choc terrible, dit-elle. On était attachés à lui, il était une fierté pour la ville. Il y a eu beaucoup d'émotion, d'incompréhension, de la sidération.» Elle ajoute que Pierre Bérégovoy avait beaucoup «d'empathie pour les gens, de la considération». Didier Boulaud, son ancien dircab : «Il connaissait par cœur tous les styles d'imprimerie et écrivait sans aucune faute, d'une belle écriture perlée.»
Un homme resté simple, modeste et abordable, malgré un parcours hors norme : c’est l’image que Nevers veut garder de Pierre Bérégovoy.