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Libération
Enquête

Corse : les villas Ferracci, un forcing payant

Bien que condamné en appel à payer 1 million d’euros pour avoir fait construire dans l’illégalité deux bâtisses dans une zone naturelle inconstructible, le PDG de Groupe Alpha, proche d’Emmanuel Macron, s’est évité le pire : leur démolition. Les associations de protection de l’environnement dénoncent une «justice à deux vitesses».
Les villas Ferracci, en janvier 2016. (Photo DR)
publié le 10 août 2017 à 18h56

Il y a, dans l'affaire dite des «villas Ferracci» tous les ingrédients d'un sulfureux feuilleton d'été. Imaginez deux luxueuses demeures de 670 m2 (avec piscine) édifiées dans l'extrême sud de la Corse, sur un terrain classé en espace naturel remarquable et inconstructible, à un jet de pierre de la féérique plage de la Rondinara. Ajoutez un permis de construire obtenu tacitement et non respecté, des associations de défense de l'environnement sur les dents qui réclament la démolition des bâtisses, dix ans de procédures judiciaires, une amende d'1 million d'euros. Un tel scénario suffirait à mettre le feu aux poudres dans une île où, quelques années en arrière, les soucis de constructions illégales se réglaient de façon plus expéditive, à coups de pains de plastic. Détail supplémentaire, la personnalité du propriétaire a ajouté son grain de sel à l'efficace recette et provoqué une indignation quasi générale au sein de la population insulaire.

L'influent PDG de Groupe Alpha (leader sur le marché du conseil aux comités d'entreprise), Pierre Ferracci, 65 ans, est un proche d'Emmanuel Macron, ce qu'il apprécie modérément de voir rappeler dans le cadre de cette affaire. Son fils, Marc, est un ami de longue date du nouveau président de la République. Sa belle-fille, Sophie, a été cheffe de cabinet du candidat Macron pendant la campagne pour l'élection présidentielle. Originaire du sud de la Corse, fils d'un grand nom de la résistance communiste, Pierre Ferracci entretient également des relations amicales avec Jean-Charles Orsucci, le maire de Bonifacio. L'édile de la commune où ont poussé les villas dont il est question s'est d'ailleurs fendu, en 2015, d'un courrier attestant que les constructions constituent «la meilleure création architecturale, l'insertion la plus harmonieuse dans le paysage environnant et le meilleur respect du paysage naturel».

«Jurisprudence pour les riches»

La mise en avant de cette double proximité, soulignée à maintes reprises par l'avocat des associations de défense de l'environnement Me Benoist Busson, a fait bondir Pierre Ferracci. «C'est une ignominie, on ne peut pas tout se permettre», s'est indigné l'homme d'affaires, rejetant en bloc les soupçons de favoritisme. Il n'empêche, dans l'opinion publique, l'effet a été dévastateur.

En première instance, à Ajaccio, le dossier d'infraction au code de l'urbanisme était passé relativement inaperçu, et le tribunal correctionnel de Corse-du-Sud avait condamné le prévenu à une amende fort salée d'1 million d'euros. Sans exiger la démolition mais sans provoquer de tollé pour autant. C'était au début de l'année 2016, Emmanuel Macron n'avait pas encore accédé à la présidence de la République. Mais la décision rendue le 5 juillet par la cour d'appel de Bastia, se bornant à confirmer le premier jugement (au civil, le ministère public n'a pas jugé opportun de faire appel), a depuis enflammé les esprits. Les dénonciations d'une «justice à deux vitesses», d'une «jurisprudence pour les riches et les puissants», ont plu sur les réseaux sociaux, forçant les élus locaux à prendre position sur la question. En quelques semaines, sans que l'on comprenne exactement pourquoi (les cas de constructions illégales ne sont pas rares en Corse), l'histoire des villas Ferracci a pris valeur de symbole. Elle cristallise désormais les tensions autour de la sensible question de l'urbanisme sur l'île. «Le contexte est tellement particulier qu'il est difficile de ne pas céder à la paranoïa. Quand on se rend compte que M. Ferracci a bénéficié de la loi Macron (1), on se pose des questions…» analyse un militant du parti nationaliste U Rinnovu. Après la décision bastiaise, le mouvement indépendantiste, premier à voler au secours des associations de l'environnement, s'est empressé de dénoncer publiquement «les profiteurs cupides» qu'il faut «empêcher de s'accaparer la terre de Corse pour leurs seuls intérêts personnels».

Pierre Ferracci, «outragé» par ces accusations, a tenté de corriger l'image que renvoyait de lui cette affaire, soit celle du riche propriétaire s'asseyant allègrement sur le code de l'urbanisme. Sans parvenir à convaincre tout le monde. Le 24 mai, devant la cour d'appel de Bastia, le prévenu a, une énième fois, exposé ses arguments face à la présidente : «J'ai fait suffisamment d'efforts pour que ces constructions ne soient pas visibles de la mer. Mon objectif était de mieux les intégrer dans le site.» Sourire en coin, la magistrate l'a diligemment écouté, avant de rétorquer : «C'est très intéressant… L'aspect esthétique [des maisons] n'est pas contesté. Mais le fond du problème, c'est qu'il n'est pas possible de construire dans cette zone et que la construction n'a rien à voir avec le projet présenté.» Sur le plan du droit, en effet, l'affaire est simple : on reproche à Pierre Ferracci de ne pas avoir respecté le permis de construire qui lui a été tacitement accordé. Ce que le principal intéressé reconnaît lui-même.

«Eviter un trop grand mitage»

Pour comprendre les subtilités de la situation, il faut toutefois remonter le temps dix-sept ans en arrière. Nous sommes en 1990. Pierre Ferracci, expert-comptable installé à Paris, rachète à un continental (pour la modique somme de 2,50 euros le mètre carré) un bout de terre situé sur le lieu-dit corse de Suartone, dont sa famille est originaire. Deux ans plus tard, une première demande de permis de construire est déposée, acceptée, puis annulée, la municipalité exigeant «une meilleure prise en compte de l'environnement». En 1996, le propriétaire réclame une nouvelle fois l'autorisation. Le projet immobilier, revu à la baisse, prévoit l'édification de cinq villas d'une surface totale de 898 m², en ligne de crête, avec une vue plongeante sur la baie de la Rondinara. «C'était le temps des hameaux pour éviter un trop grand mitage», expliquera Pierre Ferracci des années plus tard. La municipalité de Bonifacio, gouvernée à l'époque par Jean-Baptiste Lantieri, refuse le permis de construire le 7 mars 1997, estimant que les travaux sont de nature à «provoquer un dommage irréparable au regard de la protection de sites et espaces naturels fragiles, identifiés comme remarquables». Las, la réponse tombe hors délai, et la bataille judiciaire est lancée. En 2006, la cour administrative d'appel de Marseille tranche la question et donne raison à Pierre Ferracci, estimant que le permis tacite est valide. En 2008, les travaux commencent. Entre-temps, le terrain a été classé en zone inconstructible, et Jean-Charles Orsucci élu à la mairie de Bonifacio.

Pendant des mois, personne, pas même les associations de défense de l'environnement, ne trouve rien à redire. Il faudra attendre cinq années et la fin du chantier pour que les services de l'Etat s'aperçoivent qu'il y a un hic. Le 30 avril 2013, la direction départementale des territoires et de la mer dresse un procès-verbal d'infraction, constatant qu'il n'y a plus cinq villas mais deux, qu'elles ne correspondent d'ailleurs pas aux plans déposés en mairie et qu'elles ont été déplacées de 150 mètres par rapport au projet initial. A la fin de la même année, le préfet de département se manifeste enfin, réclamant une «condamnation exemplaire et rapide avec mesure de restitution», remise en état d'origine des lieux sous astreinte. Il souligne également le caractère «majeur» du dossier «en raison de l'importance des travaux et de leur situation dans un espace remarquable et proche du rivage». Les associations de défense de l'environnement se portent partie civile, contrairement à la municipalité de Bonifacio qui décide de faire profil bas.

Action de terrain

La machine judiciaire se met en branle. Pierre Ferracci, lui, se tient à une ligne de défense inchangée : s'il a modifié les plans, c'est justement dans un souci de respect de l'environnement. La nature, depuis la fin des travaux, «reprend ses droits, la biodiversité se développe», assure très sérieusement le propriétaire dans un courrier adressé aux médias après la parution d'un article dans le Monde. L'argument est repris par les magistrats, en première instance et en appel. «Même s'il s'agit de constructions édifiées en zone remarquable […] où elles sont interdites et n'auraient, dès lors, jamais dû être édifiées, par leur surface, leur volume et leur implantation, elles sont moins préjudiciables à l'environnement que celles qui avaient été autorisées par le permis tacite», résume l'arrêt de la cour d'appel de Bastia. En clair, selon l'instance, cela aurait pu être pire. Le raisonnement a fait bondir les associations de défense de l'environnement qui ont annoncé s'être pourvues en cassation. Un collectif citoyen, créé en parallèle, a décidé de miser sur l'action de terrain pour obtenir la démolition des deux maisons. Il appelle à une manifestation populaire devant les villas, dimanche, histoire de faire monter - encore un peu - la pression.

(1) Le volet «urbanisme» de la loi n°2015-990 du 6 août 2015, dite «loi Macron», réduit les possibilités de démolition des constructions illégales.