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Libération
Succès fous (2/4)

Tous en selles

En moins de cinquante ans, l’intestin et sa flore sont passés de sujet tabou à «deuxième cerveau» du corps humain. Devenus stars de la recherche médicale comme des librairies, nos excréments sont aujourd’hui à la mode.
Coupe transversale de l'intestin grêle au microscope. (CNRI. SPL. GETTY IMAGES)
publié le 15 août 2017 à 17h16

«Les selles ? C'est fascinant, c'est magnifique. Avec le microscope, c'est comme si j'étais en hélicoptère et que je survolais un paysage. Et quand elles sont malades, alors on voit de beaux, de très beaux tableaux avec des images uniques.» Le professeur Jean Gérard Gobert est intarissable. Il a beau être à la retraite, c'est toute sa carrière qui remonte : il fut l'un des tout premiers chercheurs-biologistes à s'intéresser à nos selles et à les regarder comme un miroir de nos corps et modes de vie. Et aujourd'hui, il exulte.

Dans les années 70, on commençait tout juste à s’intéresser à nos excréments. Le professeur Gobert, lui, les prenait déjà très au sérieux. Il analysait leur texture. Mettait au point des boîtes pour les transporter. Concevait des fécalogrammes pour analyser leur composition. Imaginait des traitements. On parlait alors de «flore intestinale», mais le professeur Gobert était bien seul et cette spécialité médicale restait marginale.

Montre-moi ton microbiote…

Trente ans plus tard, c'est le monde à l'envers. L'intestin est partout. Il triomphe, aussi bien dans les librairies que comme objet de recherche médicale. L'intestin, c'est l'Allemande Giulia Enders, interne en médecine de 25 ans, qui totalise plus d'un million d'exemplaires vendus avec le Charme discret de l'intestin. Ce sont des budgets énormes investis pour observer les 100 000 milliards de bactéries qui peuplent cette partie de notre tube digestif. Signe de ce bouleversement, un nouveau mot a balayé l'ancien : si l'on veut paraître à la page, il faut parler de «microbiote» et non plus de flore intestinale. Montre-moi ton microbiote, je te dirai qui tu es…

L’intestin est donc sorti de l’ombre. Le voilà ausculté, admiré, regardé comme un organe précieux, avec ses millions de neurones connectés entre eux qui émettent des signaux lui permettant de se contracter et de participer à la digestion. A l’intérieur, il y a le microbiote, à savoir l’ensemble des micro-organismes qui s’y sont installés : bactéries, virus, parasites, champignons, etc. Le microbiote, c’est nous en résumé.

Il se constitue dès notre naissance, au contact de la flore vaginale après un accouchement par voie basse, ou au contact des micro-organismes de l'environnement pour ceux nés par césarienne. Notre intestin se remplit, et cette colonisation bactérienne va se faire progressivement : sous l'influence de nos aliments, de notre génétique, mais aussi de notre hygiène ou encore des traitements médicaux reçus et de notre environnement. «Le rôle de la mère dans la constitution du microbiote intestinal est important, insiste Joël Doré, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra). On retrouve des souches d'origine maternelle chez le nouveau-né, qui proviennent du microbiote intestinal et vaginal de la mère. Pour simplifier, disons que c'est un bagage, avec des éléments déterminants de ce que sera le microbiote de l'adulte.»

Transplantation fécale

On connaît aujourd'hui de mieux en mieux le rôle du microbiote intestinal. On le sait notamment déterminant dans les fonctions digestives, métaboliques, immunitaires et neurologiques. Ce n'est pas sans conséquence : toute modification de la flore intestinale devient une piste pour comprendre l'origine de certaines maladies, que ce soit les pathologies auto-immunes ou inflammatoires. «Cette thématique est devenue centrale pour la recherche biologique et médicale», explique-t-on à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). De fait, l'intestin aimante de grands chercheurs, telle la professeure Laurence Zitvogel.

Laurence Zitvogel, c'est une star, «la» star, toujours aux quatre coins du monde, avec un agenda impossible à suivre. Impressionnante, elle avance, sûre d'elle. Son talent réside dans la place unique qu'elle a su construire, à la confluence de trois disciplines : l'oncologie, l'immunothérapie, mais aussi les recherches sur le microbiote. C'est elle qui, fin 2015, a été la première au monde à démontrer dans une publication que «la composition du microbiote intestinal modulait la réponse immunologique» . En clair : selon la composition de votre microbiote, une chimiothérapie peut (ou ne peut pas) vous guérir. On devine les applications possibles.

«Cela bouge comme jamais» , répète Laurence Zitvogel. Exagère-t-elle ? «Laurence Zitvogel est certainement l'une des personnalités les plus marquantes dans le domaine»,affirmait récemment dans le magazine Science et Avenir Jules Hoffmann, prix Nobel de médecine en 2011. Et Laurence Zitvogel ne doute pas de la suite : «On va lancer des essais cliniques. La révolution est vraiment lancée.»

Mais il n'y a pas que cela. A côté de ces recherches fondamentales, il y a des traitements, eux, bien plus terre à terre : les fameuses greffes fécales. Oui, vous avez bien lu, des greffes d'excréments. Au regard de plusieurs pathologies, des études ont montré depuis plusieurs années l'efficacité quasi miraculeuse de cette «greffe», que l'on appelle plus sérieusement «transplantation de microbiote fécal» (TMF). La TMF est radicale : on lave l'intestin d'une personne malade avant de lui administrer les selles d'un donneur sain, par une sonde nasogastrique ou une coloscopie. L'objectif est d'apporter directement dans le système digestif du patient des bactéries (et autres micro-organismes) saines, pour reconstituer sa «flore intestinale». En 2013, le New England Journal of Medicine a ainsi fait état d'une étude clinique montrant que la transplantation fécale était efficace dans plus de 90 % des cas pour soigner l'infection par la bactérie Clostridium, qui provoque de graves diarrhées, des inflammations du système digestif. Une autre étude, menée en 2015 sur près de 500 patients, a confirmé ces résultats. Depuis, la recherche ne s'arrête plus : environ 150 essais cliniques sont actuellement menés dans le monde, sur les multiples usages de la transplantation fécale, selon le Groupe français de transplantation fécale (GFTF). On ne dira pas, pour autant, que l'avenir est aux greffes fécales, mais leur réussite souligne la nouvelle place symbolique de l'intestin… et de ce qui en sort.

Inflation éditoriale

Et donc, consécration ultime, cette mode de l'intestin a débordé du champ médical. La meilleure preuve de cet engouement estle Charme discret de l'intestin. En ce mois d'août, cela fait plus de cent semaines que le livre de Giulia Enders figure dans le peloton des meilleures ventes. Un succès incroyable, inédit. Cette jeune médecin a su mettre des mots sur nos histoires de ventre, et surtout, elle a su nous convaincre de nous pencher sur notre nombril, d'une écriture enthousiaste : «Tandis que nous parcourons le monde en deux coups de cuillère à pot, nous passons à côté de quantité de choses formidables. Au plus profond de nous, en effet, sous le rempart protecteur de notre épiderme, on ne chôme pas : on écoule, on pompe, on aspire, on écrase, on désagrège, on répare et on réorganise. Toute une équipe d'organes sophistiqués s'active joyeusement, tant et si bien qu'en une heure, un adulte consomme à peu près autant d'énergie qu'une ampoule de 100 watts.»

La mode de l'intestin signifierait-elle un retour sur soi, une énième manifestation du narcissisme ambiant ? Toujours est-il que ces derniers mois, ce sont une dizaine d'ouvrages sur l'intestin ou le microbiote qui sont parus. Aux titres sans appel. Les Bactéries, des amies qui vous veulent du bien . Ou : Le bonheur est dans l'intestin . Ou encore, l'Intestin, c'est la vie. Voire Prendre soin de son intestin. Et même Qu'est-ce que tu as dans le ventre ? préfacé par l'incontournable Michel Cymes. Dans un registre plus grave, on trouve la Nouvelle Microbiologie : des microbiotes aux CRISPR. Plus aguicheur, Ben mon côlon ! Les dernières découvertes sur le microbiote et l'intestin . Sans oublier Ma Bible du ventre… Rarement un organe aura connu en aussi peu de temps une telle inflation éditoriale.

Hier, c'était le cœur qui focalisait l'attention des éditeurs, puis est arrivé le cerveau avec la panique autour de la maladie d'Alzheimer. Et maintenant, c'est donc ce tuyau, long de 7 à 8 mètres et lourd de près de 2 kilos. «Savez-vous quel est l'endroit sur Terre où la densité d'êtres vivants est la plus élevée ? interroge ainsi dans les Bactéries, des amies qui vous veulent du bien le professeur Gabriel Perlemuter, chef de service à l'hôpital Antoine Béclère près de Paris. Inutile d'aller chercher bien loin, la réponse est en nous. Des bactéries peuplent notre tube digestif et dans un gramme de selles, on compte 100 milliards de bactéries vivantes, c'est-à-dire plus que le nombre de cellules vivantes du cerveau.»

Et pour ceux qui en doutent encore, écoutons le très sérieux Michel Neunlist, directeur de recherches à l'Institut des maladies de l'appareil digestif à Nantes : «Les recherches récentes ont permis d'établir que notre ventre est un cerveau, le deuxième cerveau avec 200 millions de neurones indépendants. Notre intestin grêle est un concentré d'intelligence, équivalent à celui d'un petit animal de compagnie. Une grande partie de nos activités neuronales prennent naissance dans le ventre.» En somme, on a peut-être du mal à le concevoir, mais nos selles aussi… pourraient bien penser !