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Libération
Reportage

Seine-Nord : un canal noyé par le gouvernement

Annoncée il y a plus de vingt ans, l’autoroute fluviale de 107 km, présentée comme le chaînon manquant entre le bassin de la Seine et l’Europe du Nord, a été mise en «pause» par Edouard Philippe, ancien maire du Havre et opposant de toujours au projet.
Le canal du Nord au niveau de Marquion, dimanche. (Photos Richard Baron. Light Motiv)
publié le 16 août 2017 à 19h36

Devinette : qui a réussi à mettre d'accord Xavier Bertrand (LR), Martine Aubry (PS), Patrick Kanner (PS), les communistes nordistes et le Medef des Hauts-de-France ? Réponse : Nicolas Hulot. Quand il a annoncé début juillet une «pause» du grand projet de canal Seine-Nord-Europe, le ministre de l'Ecologie a déclenché une tempête au nord de l'Oise. La maire de Lille est «scandalisée», l'ancien ministre des Sports a lancé une pétition, le président des Hauts-de-France a parlé d'une «déclaration de guerre». Le député «constructif» de la Somme, Stéphane Demilly, a menacé d'une «révolution» dans le Nord de la France. Et le Medef a signé une lettre au président de la République avec les patrons d'Auchan, Leroy Merlin, Bonduelle, Eurotunnel, La Redoute et Castorama.

Attendue depuis plus de vingt ans, cette autoroute fluviale de 107 km qui doit relier le canal de la Sensée à l’Oise, entre le village d’Aubencheul-au-Bac près de Cambrai, et Compiègne, est présentée comme le «chaînon manquant» du transport de marchandises entre l’Europe du Nord et le bassin de la Seine. C’est la perspective de retirer 500 000 camions de l’autoroute A1, très fréquentée. Les canaux qui relient le nord au sud, celui du Nord, et celui de Saint-Quentin sont trop petits. Le canal en projet devrait transporter des péniches géantes pour deux à quatre fois moins cher que le transport routier (mais quinze fois plus lent).

L’espoir d’emplois nouveaux est dans tous les esprits : entre 10 000 et 13 000 sont attendus pendant le chantier, qui devait démarrer cette année, et 25 000 annoncés pour 2030. Mise en service, fin 2024. Tarif : 4,5 milliards d’euros, répartis entre 1,8 milliard de fonds européens, 1 milliard de l’Etat, 1 milliard des collectivités et 700 000 euros d’emprunt.

Après des retards au démarrage - l'abandon d'un projet de partenariat public-privé exorbitant à 7 milliards - en visite le 5 avril à Noyon (Oise), François Hollande avait rassuré tout le monde en déclarant le lancement du canal «irréversible». Pendant la campagne, Emmanuel Macron s'était prononcé pour.

Retards au démarrage

Mais quand il a nommé Edouard Philippe, adversaire du canal, au poste de Premier ministre, des élus nordistes ont commencé à s'inquiéter. Et puis patatras, la «pause» annoncée par Nicolas Hulot le 6 juillet, confirmée par Elisabeth Borne, ministre des Transports, et par le chef du gouvernement, annonçant que tout doit être remis à plat lors des Assises de la mobilité à la rentrée et accusant le précédent gouvernement d'avoir annoncé «10 milliards de projets d'infrastructure» sans les financer. Panique chez les nordistes, qui assurent que si les travaux ne démarrent pas avant fin 2017, la subvention européenne tombe et le canal avec.

Dans la salle des fêtes de Corbehem (Pas-de-Calais), près du tracé du futur canal, c'est l'émoi ce 28 juillet. Pierre Georget, président de la communauté de communes Osartis-Marquion a fait rentrer de vacances des élus pour voter une motion en faveur du canal : socialistes, divers droite, centristes, sans étiquette, tous furieux et inquiets. Radio Scarpe Sensée retransmet les débats en direct. Au micro, les élus racontent les usines à l'arrêt, les centaines d'emplois partis : la papeterie Stora Enso, les abattoirs de poulets Doux, l'aciérie Sollac, la base aérienne 103 avec ses 1 500 militaires, fermée. La sénatrice Catherine Génisson (PS), le président du conseil départemental Michel Dagbert (PS) et le député Bruno Duvergé (LREM), parlent de «saignées», de «cataclysmes», de «territoire blessé». Et puis au micro, on rêve : changer le paysage, percer une voie d'eau dans l'openfield des blés et des betteraves, ajouter des pontons de pêche, des sentiers, des voies cyclables… Et surtout créer une plateforme multimodale dans le village voisin de Marquion, où les marchandises passeront du canal à la route et au fret ferroviaire, avec «2 900 emplois» autour. Les écluses gigantesques, un spectaculaire pont-canal pour enjamber l'A26, pourraient attirer les touristes (1). On sent une fierté locale blessée. «Un enjeu essentiel que je qualifierais de moral», lance au micro le maire de Graincourt, Jean-Marcel Dumont, la ville de l'abattoir Doux qui a fermé en 2012, virant 250 salariés. «L'esprit de La République en marche, c'est de faire travailler ensemble des gens de tous bords, persifle le socialiste Rodrigue Mroz, maire du village de Récourt. C'est une réussite, on est tous d'accord.»

Chez les habitants, l'enthousiasme est plus flou. Dans la rue principale d'Aubencheul-au-Bac, à la jardinerie ou à la friterie Greg, quand on demande où commencera le canal, personne ne sait. «Demandez à la mairie.» Un pêcheur résigné raconte qu'il a vendu son mobile home, sur le terrain municipal où il avait l'habitude de pêcher, convaincu que le futur canal asséchera les marais le long du canal de la Sensée. «Je ne vais quand même pas pêcher sur de la pelouse.» La carte des Voies navigables de France situe le départ du canal à la sortie d'Aubencheul. Au bout de la rue Salengro, là où ça doit creuser, les riverains sont au courant. Et la plupart défendent le canal, «pour donner du travail». Ici, Marine Le Pen a récolté 61,2 % de voix et 55,7 % à Marquion, lors de la dernière présidentielle.

Crédits pharaoniques

«Vous voulez que je vous dise ? Je n'y ai jamais cru», dit Eric, derrière le comptoir du Driver, le café-PMU de Marquion. Quand il a repris le café en 2005, on lui avait dit qu'il allait profiter d'un boum avec l'arrivée du canal. «J'ai jamais compté là-dessus. J'ai fait mon meilleur chiffre la première année, quand l'Hyper U est sorti de terre. J'ouvrais dès 6 heures du matin pour les ouvriers du bâtiment.» Au comptoir, le sujet, c'est plutôt la fois où un client du café, un militaire de la base 103, a gagné 50 000 euros au Millionnaire. On parle aussi du gibier, qui vient à manquer pour les chasseurs, et des tarifs de permis de chasse qui grimpent. «Le canal ? C'est bien pour aller al'pec ! [à la pêche]», rigole un mécanicien. Il pense qu'il finira par y en avoir un, au bout du compte. «On en parle, non ?» Eric hausse les épaules : «On en parle depuis des décennies.» Le père d'Eric travaillait chez Sollac, il est mort à 54 ans, quand l'usine a fermé. Il venait juste d'être mis en préretraite.

Désormais, Eric ne voit qu'une grosse boîte dans le coin : Häagen Dazs, ses 62 millions de litres de crème glacée par an, pour 300 salariés. «On ferme, on ferme, on ferme. C'est le désert derrière», dit un client. «Les gens qui travaillaient chez Doux, ce n'est plus des fins de droit, ils n'ont plus de droit du tout», ajoute Eric. A propos du canal : «Juppé, il était venu pour remonter le moral, à la salle polyvalente. Déjà plus personne n'y croyait.» C'était en octobre 2016, en pleine primaire de la droite. Juppé était le favori de la présidentielle, et proche d'Edouard Philippe, à l'époque maire LR du Havre. Il fallait rassurer les élus locaux sur la candidature Juppé alors que l'édile de la ville portuaire, pas encore Premier ministre, avait pris position contre le canal par crainte que l'autoroute fluviale vers Paris accentue la concurrence des ports du Nord, Rotterdam et Anvers, contre sa ville. «Je le comprends, explique Eric, si j'ai quatre clients qui viennent boire des bières et qu'un un autre café ouvre, je n'en aurai plus que deux.»

Au Havre, tous unis contre le canal

Au Havre, c’est la même union sacrée, à l’inverse, contre le canal : des communistes aux petits patrons du port, on craint que les crédits pharaoniques ne détournent l’argent promis au Havre depuis des années pour améliorer les liens du port vers le fluvial et le fret. On plaide pour développer l’axe qui va du Havre vers l’Europe de l’Est, et non l’axe Nord-Sud, déjà saturé. Dans les Hauts-de-France, l’union sacrée est toute relative. La pétition de Patrick Kanner n’a récolté que quelques milliers de signatures. La France insoumise, les écologistes, et certains élus LREM questionnent le gigantisme du canal, son prix, et doutent de sa rentabilité comme de son effet bénéfique sur l’environnement.

Pour Barbara Pompili, députée de la Somme, ex-EE-LV, désormais LREM et adversaire de toujours du projet, le canal est une «une concurrence au fret ferroviaire et ne retirera que peu de camions des routes». Elle craint aussi que le canal prive d'argent public d'autres projets :«Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, surtout si le panier est percé.»Gérald Darmanin, ministre de l'Action et des Comptes publics, ancien vice-président chargé des transports à la région des Hauts-de-France, est coincé. Toujours «avocat du canal», comme il l'affirme à la Voix du Nord, il plaide pour de nouvelles pistes de financements.

Et puis il y a aussi ceux qui trouvent qu'on ne voit pas assez grand. Seine-Nord permet de transporter des barges à trois couches de conteneurs. Il en faudrait quatre pour une bonne rentabilité, selon Marie-Madeleine Damien, professeure émérite à Lille-I. Au sud du canal, le pont Louis XV à Compiègne est trop bas. Ce qui fait dire à Yves Crozet, professeur à Lyon-II et par ailleurs adversaire du canal Seine-Nord, que ce serait «un maillon en or dans une chaîne en ferraille».

Dans la salle des fêtes de Corbehem, Rodrigue Mroz continue d'y croire : «Puisqu'on est tous d'accord, qu'on commence à le creuser nous-mêmes ce canal. Avec des pelles et des pioches, sur le terrain. Et on prêtera une pelle à Elisabeth Borne et Nicolas Hulot.»

(1) Deux autres ponts-canaux sont prévus plus au sud, un pour enjamber la Somme, un autre l'A29.