La poussée de violences de l'alt-right aux Etats-Unis ces deux dernières semaines, nourrie par sa volonté de préserver des symboles racistes et colonialistes comme la statue du général Lee que des manifestants progressistes voulaient déboulonner à Charlottesville (Virginie), ne doit pas faire oublier que la France, elle aussi, possède ses monuments et rues à la gloire de quelques esclavagistes notoires. «La persistance de ces honneurs, malgré l'évolution des consciences et du droit, installe, dans l'esprit de beaucoup de citoyens, une impression de banalisation d'une histoire qui est non seulement aux origines de la mondialisation mais aussi nourrit les mouvements d'extrême droite», déplorait lundi Mémoires & Partages dans un communiqué. L'association installée à Bordeaux a recensé une vingtaine de noms litigieux dans le chef-lieu de la Gironde et plusieurs dizaines au total dans les 17 ports français qui ont participé à la traite de 1,3 million d'esclaves entre le XVIIe siècle et l'abolition de 1848 - les chiffres de ce crime contre l'humanité sont très sous-estimés puisqu'ils ne comptent pas les personnes tuées lors des captures.
Au centre de Bordeaux, il existe ainsi une rue David-Gradis, non loin de la place de la Victoire. Cet armateur (1742-1811) s'est enrichi non pas grâce au négoce du vin mais au commerce triangulaire : il envoyait de Gironde des navires chargés d'alcool et de salaisons, qui embarquaient des esclaves sur l'île de Gorée, au large de Dakar (Sénégal), afin de les exploiter dans des plantations en Martinique et à Haïti. Hasard terrible, la rue Gradis croise la rue Broca, du nom de ce médecin (1824-1880) qui établit des théories racistes selon «le volume et la forme du cerveau».
«Travail pédagogique»
Nantes, le premier port négrier français, compte, entre autres références douloureuses, une rue Guillaume-Grou (1698-1774), armateur esclavagiste et fier de l'être : son cortège funèbre fit défiler quatre-vingts Noirs africains. Dans les autres villes associées à la traite, comme La Rochelle, Le Havre, Saint-Malo, voire Marseille, subsistent des vestiges similaires du passé négrier de la France, à travers des têtes d'Africains sculptées aux façades ou des rues au nom de notables compromis, qui furent aussi souvent des élus locaux - raison officielle de l'hommage qui leur est rendu. Paris n'échappe pas à la célébration de l'esclavage (lire page 5). Dans la capitale, ce ne sont pas les armateurs qui sont glorifiés, mais les militaires à l'œuvre dans ce système économique et politique prospère. La rue du Général-Richepanse, à la limite des Ier et VIIIe arrondissements, a certes été débaptisée en 2002 sur décision de Bertrand Delanoë, mais il subsiste dans le XVIe arrondissement une place et même une statue à la mémoire du maréchal Jean-Baptiste Donatien de Vimeur de Rochambeau (1725-1807), qui mata dans le sang la révolte des esclaves à Haïti (1). L'émissaire de Napoléon utilisait des bouledogues pour traquer les mutins, comme il l'indiquait dans un courrier en 1803 : «Vous devez leur donner des nègres à manger.» En plus de Paris, Rochambeau a toujours son monument à Vendôme (Loir-et-Cher), sa ville natale, et à Washington, aux Etats-Unis, puisqu'il fut engagé au côté du général Lafayette dans la guerre d'indépendance américaine…
Alors que la France se divise encore sur la période révolutionnaire, comme en attestent les rares rues Danton et plus encore Robespierre, que faire avec la toponymie qui évoque l'esclavage ? A Bordeaux, Mémoires & Partages plaide pour un «travail pédagogique», avec l'aide de commissions réunissant historiens et descendants de familles d'armateurs. Quant aux noms de voirie controversés, l'association préconise de les maintenir, contrairement à ce qui est d'usage avec les personnalités troubles de l'Occupation et de la guerre d'Algérie, ou encore Adolphe Thiers, le premier président de la IIIe République qui depuis vingt ans perd des rues à son nom pour sa responsabilité dans l'écrasement de la Commune de Paris. «Si on débaptise, on efface la mémoire, explique Karfa Diallo, le président de l'association bordelaise. Il faut que les noms des esclavagistes restent pour que nul n'oublie les crimes commis.» Le Franco-Sénégalais plaide ainsi pour la pose de panneaux explicatifs dans les rues aux noms les plus dérangeants. Insuffisant pour le Conseil représentatif des associations noires en France. «Pour la pédagogie, il y a les films et les livres, déclare Louis-Georges Tin, le président du Cran, à Libération. Les rues ne sont pas faites pour rappeler l'histoire mais pour célébrer des héros. Or, comme nous le disons souvent, "vos héros sont nos bourreaux". Il faut donc débaptiser ces rues et leur donner le nom des artisans de la lutte contre l'esclavage, blancs ou noirs.»
Dans les villes françaises naguère dopées par le commerce triangulaire, pas question pour le moment de changer les plaques. «Aucune modification n'est prévue car cela impliquerait au préalable un travail de recherche conséquent», fait savoir la mairie (LR) de Bordeaux, interpellée sur le sujet depuis 2009 par Mémoires & Partages. De son côté, Nantes «ne souhaite pas modifier les noms de rues, précisément parce que cela fait partie de l'histoire et du patrimoine de la ville, aussi funestes soient-ils». La mairie souligne qu'elle a œuvré pour créer de «nombreux lieux de mémoire et le programme d'animation en lien avec la commémoration de l'abolition de l'esclavage».
«Très gênant»
Au Havre, dont l'ancien maire Antoine Rufenacht avait discuté d'une possible révision de «la signalétique urbaine» avec l'association bordelaise, la municipalité préfère aujourd'hui «travailler sur le fond avec les écoles, les collèges et les universités, pas sur les symboles, indique à Libération le premier adjoint (LR) Jean-Baptiste Gastinne. Le travail culturel et éducatif de fond nous paraît plus porteur que d'agir sur les plaques de rue…» L'élu ajoute qu'un changement de nom «serait très gênant pour les gens qui habitent dans les rues concernées». A La Rochelle, le maire Jean-François Fountaine (divers gauche) assume ce morceau d'histoire : «Ne tournons pas autour du pot, à l'époque, les richesses de la ville venaient du commerce triangulaire.» Son projet : «mettre en valeur celles et ceux qui se sont battus contre l'esclavage sous toutes ses formes. Nous avons inauguré récemment une statue de Toussaint Louverture». Ce descendant d'esclaves, un des pères de l'indépendance d'Haïti, fut emprisonné en France où il mourut peu avant que son rêve triomphe en 1804 et que l'île aux esclaves devienne une île des hommes libres.
(1) Addendum, le 23 août à 12h15 – Les statues de Rochambeau à Paris, Vendôme ou Washington ont été érigées en hommage à Jean-Baptiste-Donatien de Vimeur de Rochambeau (1725-1807), maréchal de France et protagoniste de la guerre d'indépendance américaine, et non en référence à Donatien-Marie-Joseph de Rochambeau (1755-1813), général qui réprima la révolte des esclaves à Haïti. La confusion est fréquente entre les deux militaires qui étaient père et fils et servirent pratiquement à la même période. En 2012, l'aéroport Cayenne-Rochambeau, en Guyane, a d'ailleurs été renommé Felix-Eboué, alors qu'il était ainsi baptisé d'après le compagnon d'armes du général La Fayette et non de son fils controversé.