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Interview

Noms des rues : «Depuis les années 60, la tendance est à la dépolitisation»

L’historien Jean-Claude Bouvier revient sur la logique ayant longtemps gouverné en France en matière d'attribution de patronymes à nos voiries.
Panneau de rue, dans le Ve arrondissement de Paris, en 2012. (Photo Bernard Bailly. AFP)
publié le 22 août 2017 à 18h14

Les places, rues, avenues et boulevards  : un puissant enjeu symbolique depuis le règne d'Henri IV (1589-1610), lorsque les noms de voiries ne servent plus seulement à se repérer dans les déplacements mais aussi à célébrer des héros politiques, militaires et artistiques, instrumentalisés avec soin. Ainsi, «les rues disent la ville» et son histoire, comme le titre Jean-Claude Bouvier dans son ouvrage référence (éd. Christine Bonneton, 2007). Ce professeur émérite de langue et culture d'oc à l'université de Provence, spécialiste de la toponymie des villes, revient pour Libération sur les guerres de rues.

Les choix de noms de rues en France suscitent-ils des mouvements de protestation aussi violents qu’aux Etats-Unis ces jours-ci  ?

Chaque régime a tenté de faire oublier le précédent et de légitimer son existence en mettant en avant ses grandes figures. La Révolution a ainsi débaptisé les lieux qui faisaient référence à la monarchie. Puis la Restauration a rétabli une partie des noms. A partir de 1871, la IIIe République a pioché du côté des inspirateurs de la Révolution, tels Voltaire et Rousseau, tout en rendant hommage à Louis Pasteur, un scientifique qui incarne le progrès, ou à Sadi Carnot, un de ses premiers présidents. Le régime de Vichy s'est livré à une authentique épuration toponymique en chassant Jean Jaurès, Gambetta, Paul Bert ou même Zola. Il a préféré les Mermoz (aviateur), Gallieni (général), le maréchal Pétain lui-même ou encore Jeanne d'Arc, un symbole utilisé à dessein puisqu'il rappelle la libération de la France contre les Anglais… Une épuration en sens inverse s'est déroulée dès 1944… Depuis lors, les attributions de noms font l'objet d'un relatif consensus républicain.

Qui fait partie du «panthéon républicain»  ?

Le général de Gaulle est en tête, devant Louis Pasteur, Victor Hugo, Jean Jaurès et Jean Moulin. Marie Curie, la femme la plus prisée pour les noms de rues, arrive 17e dans ce classement toponymique, juste devant Jeanne d'Arc.

Quelles sont les personnalités historiques dont les noms accolés à une rue ou un boulevard suscitent aujourd’hui le plus de controverse  ?

L'époque révolutionnaire demeure un sujet de discorde, d'où les rares rues Danton et Robespierre en France. Par ailleurs, certaines figures, jugées majoritairement positives à l'époque où on les a célébrées par des noms de rues, ont acquis une réputation inverse. Adolphe Thiers, premier président de la IIIe République, est aussi celui qui a écrasé la Commune de Paris en 1871 dans une grande violence. C'est ce second pan de sa biographie qui est ressorti cent ans plus tard, à tel point que certaines municipalités ont choisi de débaptiser. A Amiens, le boulevard Thiers est devenu le boulevard des Fédérés, rendant hommage aux victimes et non plus à celui qui était considéré comme le bourreau. De même, Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, fait l'objet de campagnes de débaptisation depuis les années 60, sa mémoire étant attachée à des thèses racistes et eugénistes proches de l'idéologie hitlérienne.

Pour couper court aux controverses, faut-il nommer ou renommer les voies de circulation en «rue des Bleuets» ou «impasse des Jonquilles»  ?

Depuis les années 60, la tendance est à la dépolitisation des noms. Certaines municipalités baptisent leurs rues d’après des fleurs, voire des écrivains. Elles optent aussi pour des figures politiques qui font consensus par leur œuvre de réconciliation, par exemple Nelson Mandela –  qui avait des rues à son nom avant sa mort, un phénomène rare  – ou John Kennedy, dont l’assassinat est un facteur supplémentaire de notoriété. C’est aussi dans les années 60 qu’on a vu apparaître des avenues de l’Europe, des rues Monnet ou Schuman. Car, à l’époque, l’Europe était perçue comme un signal positif, qui réunissait plus qu’il ne divisait…