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«Islamo-fascisme», «déséquilibrés» : face au terrorisme, des accusations de déni infondées

Théorie en vogue du côté de l'extrême droite (mais pas seulement) : médias et politiques n'oseraient pas «nommer l'ennemi» et tenteraient d'anesthésier l'opinion en présentant les terroristes comme des «déséquilibrés». Des assertions qui ne résistent pas à l'examen des faits, et ne font pas avancer le débat sur les origines du jihadisme.
Commémorations à Barcelone après les attaques terroristes du 17 août qui ont fait 15 morts et 120 blessés. (Photo Lluis Gene. AFP)
publié le 24 août 2017 à 7h09
(mis à jour le 24 août 2017 à 12h13)

Les médias et les responsables politiques français sont-ils dans le «déni» s'agissant des attentats jihadistes commis en France et ailleurs dans le monde ces dernières années ? Pas nouvelle, l'accusation semble connaître un regain de popularité à la suite des récents attentats commis en Catalogne.

A en croire les propagateurs de cette théorie, médias et politiques rechigneraient à «nommer l'ennemi» à l'œuvre dans ces attaques. Ainsi, le vendredi 18 août à 20h25, l'ancien magistrat chargé de la lutte antiterroriste et ancien député LR Alain Marsaud a décidé de dire aux journalistes de BFM TV, qui l'avaient invité sur leur plateau pour parler des attentats de Catalogne, leurs quatre vérités :

«Il y a un terme que j'attendais, que je n'ai pas entendu. On n'a pas osé nommer l'ennemi. On n'a même pas dit un seul moment qu'il s'agissait de l'islamofascisme, que c'était l'islam intégriste qui motivait ce genre d'action. Comme si on avait peur de nommer l'ennemi. Je peux vous assurer que si on a peur de nommer l'ennemi, on ne risque pas de gagner cette guerre. Et que ce soit les journalistes dans ce pays comme nos responsables politiques, pas un seul en deux jours n'a dit qu'on était en présence d'attentats islamistes. Mais on a peur de quoi, bon sang ?»

Un coup de gueule qu'il a achevé en quittant le plateau, après avoir été contredit par le journaliste Anthony Bellanger, lequel a rappelé que «tout le monde dit et tout le monde sait qu'il s'agit d'attentats islamistes». Ce coup d'éclat a valu à Alain Marsaud le soutien de plusieurs responsables politiques, comme le député Debout la France Nicolas Dupont-Aignan, et lui a permis de passer dans les Grandes Gueules de RMC le lendemain pour dire la même chose.

Fascisme et islamisme, «on ne peut pas faire plus opposés»

«Islamo-fascisme» ? Auprès de l'Express.fr, François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), a souligné que l'emploi de ce mot-valise, qui s'est développé dans les pays anglo-saxons au cours des années 1990, n'a guère de sens : «Il y a d'un côté le fascisme, né avec Mussolini, qui a la volonté d'installer un pouvoir laïque [dans les faits, Benito Mussolini a signé les accords du Latran avec le Saint-Siège catholique en 1929, ndlr], avec un chef charismatique et autoproclamé comme seul maître, de créer une nouvelle histoire en faisant briller un seul peuple du fait de sa supériorité sur les autres. Puis de l'autre, les jihadistes de Daech qui veulent un califat islamique, avec un chef choisi par Dieu. Surtout, ils ne veulent pas créer une nouvelle ère, ils veulent justement revenir à un mode de vie datant du VIIe siècle en suivant un texte religieux. On ne peut pas faire plus opposés.»

Au-delà de la question des mots, la sortie d'Alain Marsaud est symptomatique. Après l'attentat de Barcelone, le président de la République, Emmanuel Macron, a d'abord publié un tweet disant : «Toutes mes pensées et la solidarité de la France pour les victimes de la tragique attaque à Barcelone. Nous restons unis et déterminés.» Une réaction que de nombreux internautes et plusieurs responsables politiques ont jugé insuffisante, à l'image de l'ancienne ministre LR Nadine Morano ou de Gilles Platret, maire LR de Chalon-sur-Saône, qui a demandé : «L'islamisme, vous le nommez quand M. Macron ?»

Une interpellation ironique, dans la mesure où le même Emmanuel Macron, lors de son discours devant le Congrès du 3 juillet, avait déjà usé de l'argument selon lequel on «n'oserait pas nommer» le «terrorisme islamiste».

Car la question de savoir, pour des responsables politiques, s'il faut ou non parler de «terrorisme islamiste» est déjà un vieux débat. Certains l'ont tranché publiquement. L'ancien président des Etats-Unis Barack Obama avait ainsi assumé, en septembre 2016, son refus de parler d'«islamic terrorism», expliquant : «Je fais attention, quand j'évoque ces [organisations terroristes comme Al-Qaïda ou l'Etat islamique], à m'assurer qu'on ne fasse pas rejaillir la responsabilité de ces assassins sur le milliard de musulmans qui vivent à travers le monde, y compris dans ce pays [...]. Il faut désigner ces gens comme ce qu'ils sont, c'est-à-dire des assassins et des terroristes.»

En France, François Hollande n'a jamais explicité son choix, mais le 15 juillet 2016, au lendemain de l'attaque menée par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel à Nice, le président de la République avait déclaré dans une déclaration filmée : «C'est toute la France qui est sous la menace du terrorisme islamiste.» En février 2015, le Premier ministre Manuel Valls avait satisfait par avance aux exigences d'Alain Marsaud en affirmant sur RTL : «Pour combattre l'islamo-fascisme, puisque c'est ainsi qu'il faut le nommer, l'unité doit être notre force.»

En fait, c'est plutôt chez Nicolas Sarkozy, président de la République en campagne pour sa réélection en mars 2012, moment ou Mohamed Merah avait tué sept personnes, que l'on peinera à retrouver, à l'époque des faits, le seul mot d'«islamisme». Lors d'un meeting, il avait qualifié Merah de «fanatique» et de «terroriste». Mais son entourage n'hésitait pas à parler de «terrorisme islamiste» à la presse. Quelques années plus tard, en campagne à la primaire de la droite et du centre, l'ancien président ne prendrait plus aucune pincette.

Bref, il est difficile d'accuser les responsables politiques français d'avoir rechigné à prononcer ces mots au cours des dernières années. Quant aux médias, on trouve très facilement des occurrences de l'expression «terrorisme islamiste» sous la plume de journalistes dans des dépêches AFP, ainsi que dans Libération, Le Monde, les journaux télévisés de France 2...

Procès en «déséquilibrite»

Ce reproche de ne pas «nommer l'ennemi» s'articule avec une autre théorie : celle que les médias et les autorités minimiseraient les attentats en désignant leurs auteurs comme des «déséquilibrés». C'est même devenu un sarcasme récurrent chez nombre d'internautes d'extrême droite, qui ironisent par exemple sur le fait que tous les auteurs d'attentats depuis 1995 seraient qualifiés avec ce terme. Au FN, le vice-président Florian Philippot a d'ailleurs réagi promptement, lorsqu'un homme en voiture a tué une personne à Marseille en fonçant sur des abribus le 21 août, en parlant de «déséquilibrite ambiante».

Dans les faits, on ignore à cette heure les motivations de cet homme, dont seuls sont connus le passé judiciaire (il a été condamné pour vol et tentative de vol) et médical (il a été hospitalisé en psychiatrie). Il en va de même pour celui qui a tué une adolescente en fonçant sur une pizzeria à Sept-Sorts (Seine-et-Marne) le 14 août et qui, pour toute explication, a dit qu'il voulait aller en prison. Dans les deux cas, à ce stade, l'enquête ne retient aucun mobile terroriste. Et aucune organisation terroriste n'a revendiqué leurs gestes.

Mais ces militants ou responsable d'extrême droite ne sont pas seuls à suggérer que le mot «déséquilibré» serait employé. Mardi, le politologue Laurent Bouvet, qui s'associe à la «gauche républicaine» incarnée par un Manuel Valls ou par le mouvement Printemps Républicain, a posté sur Twitter une infographie montrant les connexions entre les organisateurs des attentats de Catalogne, avec ce commentaire : «Pour des "loups solitaires" et des "déséquilibrés", c'est très organisé ! #IdéologieIslamiste.»

En août 2016, le journaliste Brice Couturier déplorait, dans un entretien au Figaro : «De la même façon, chaque fois que le discours lénifiant sur le "vivre-ensemble" est contredit par des faits, ceux-ci font l'objet d'un remontage. Combien d'attentats islamistes ont été requalifiés en "actes commis par un déséquilibré" ? Ou alors, on organise à la hâte une diversion.»

Ces discours, parfois teintés de complotisme, ne résistent pas à l'examen des faits. Une recherche Google aussi simple que «frères Kouachi déséquilibrés» fait ressortir que les auteurs de l'attentat contre Charlie Hebdo n'ont été qualifiés de «déséquilibrés» par personne, si ce n'est indirectement par l'imam de Bordeaux, Tareq Oubrou. Il «a exprimé la "colère" des musulmans dont la religion est "confisquée par des fous", des "incultes" religieux, des "déséquilibrés"», pouvait-on lire le 9 janvier 2015 sur le site de BFM TV. On est loin d'un effet médiatique et politique massif. Il en va de même avec Amedy Coulibaly, auteur de l'attentat contre l'Hyper Cacher. Ainsi qu'avec les terroristes du 13-Novembre 2015, ou encore ceux de Saint-Etienne du Rouvray. Et, s'agissant des attentats de Catalogne, nulle trace non plus de médias ayant qualifié de «déséquilibré» l'homme qui a foncé sur la foule à Barcelone. A dire vrai, si l'on recherche «déséquilibré Barcelone» dans Twitter, on trouve essentiellement des gens d'extrême droite qui s'émeuvent ou s'amusent de l'emploi du mot dans les médias, phénomène qui relève donc du fantasme.

Capture d'écran Google

En réalité, c'est surtout à l'occasion de l'attentat de Nice qu'ont surgi des interrogations médiatiques sur le «profil» de l'auteur, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Des interrogations qui prolongeaient celles des enquêteurs, bien en peine dans les premiers jours de comprendre les motivations profondes de cet homme qui n'était pas fiché S pour radicalisation. Un an plus tard, ces questions restent d'ailleurs en suspens, sans qu'il s'agisse pour autant de déresponsabiliser la personne qui en a tué, ce soir du 14 juillet 2016, 86 autres.

Déculpabiliser les terroristes, ou culpabiliser les malades ?

Là réside le fond du discours : qualifier les terroristes de «déséquilibrés» serait une manière de les exonérer de toute responsabilité, donc de les innocenter, et bien sûr d'innocenter au passage «l'islamisme radical» à l'œuvre derrière leurs gestes.

Le reproche a de nouveau été fait, ces derniers jours, à l'encontre du ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb. Au lendemain des attentats de Catalogne, celui-ci a en effet expliqué sur RTL qu'il comptait «mobiliser l'ensemble des hôpitaux psychiatriques et les psychiatres libéraux de manière à essayer de parer à cette menace terroriste individuelle» pour éviter les attaques menées par «des gens qui se radicalisent brutalement avec souvent des profils psychologiques extrêmement troublés». Une proposition évidemment interprétée à l'extrême droite comme une tentative de faire passer tous les terroristes pour des «déséquilibrés».

Pourtant, si l'idée de Gérard Collomb est critiquable, ce n'est pas parce qu'elle déculpabiliserait les terroristes, mais bien parce qu'elle culpabiliserait les personnes souffrant de maladies mentales, selon le psychiatre David Gourion, ancien chef de clinique à l'hôpital Sainte-Anne. Dans une tribune publiée dans Le Monde, il explique : «Cette idée repose sur une assertion scientifiquement fausse : le lien entre maladie mentale et terrorisme n'est pas avéré.» Avant de compléter : «De plus, il a été montré que les patients qui souffrent de troubles psychiques ne commettent pas plus d'homicides que la population générale (ils en sont en revanche plus souvent victimes).» Et s'«il est possible que certains terroristes soient des malades mentaux, [...] ce n'est vraisemblablement pas dans les hôpitaux psychiatriques que la plupart des filières terroristes se créent. On le sait : de nombreux profils de terroristes sont d'anciens délinquants qui ont "échoué" dans leur "carrière" et veulent prendre un nouveau départ.»

Comment devient-on jihadiste – et, donc, comment empêcher que des gens le deviennent ? C'est la question toujours irrésolue, qui ne semble pas pouvoir être réglée à coups de dénonciations de l'«islamo-fascisme» ou de sarcasmes sur les «déséquilibrés». Le chercheur à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (Inhesj) Romain Sèze, co-auteur d'une étude récente sur les motivations des jihadistes, a ainsi répondu à une question du Monde sur la thèse à laquelle ses collègues et lui apportaient le plus de crédit : «A toutes, et en même temps aucune ne se suffit à elle-même.»

L'article à été mis à jour le jeudi 24 août à 12h15, pour ajouter des précisions sur les cas de Marseille et Sept-Sorts.