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Libération
Décryptage

La gratuité des transports en commun : un modèle efficace ?

Depuis le 1er septembre, à Niort, tous les bus sont gratuits. La ville rejoint ainsi une liste d'une vingtaine de communes françaises. Mais le principe de la gratuité des transports en commun est encore souvent critiqué.
Un bus gratuit (le week-end seulement) à Dunkerque, le 23 juillet. (Photo François Lo Presti. AFP)
publié le 6 septembre 2017 à 11h19
(mis à jour le 20 mars 2018 à 7h13)

Alors qu'Anne Hidalgo a annoncé ce 19 mars vouloir lancer le débat sur la gratuité des transports en Ile-de-France, nous republions cet article de septembre 2017 qui décryptait avantages et inconvénients de cette politique dans la vingtaine de villes françaises qui l'expérimente.

Depuis le 1er septembre, Niort (Deux-Sèvres) se vante d'être le plus grand réseau de transports publics en «libre accès» en France. Comme l'avait promis le maire Jérôme Baloge pendant la campagne des municipales, les bus desservent désormais gratuitement 45 communes de la Communauté d'agglomération du Niortais (120 000 habitants). «C'est parti d'un constat : les transports collectifs ne sont pas pleins et les recettes de billetterie ne représentent que 10% du coût du réseau», explique à Libération l'édile, membre du Parti radical. Les 90% restants, jusqu'ici, étaient assumés par les entreprises qui s'acquittent, comme dans de nombreuses villes, d'une taxe calculée par rapport à leur masse salariale. «La taxe, qui n'est pas plus haute que la moyenne, suffit en fait au financement. Et maintenant, les entreprises n'ont plus à payer la moitié du coût des transports aux salariés», se félicite-t-il. On appelle ça du «gagnant-gagnant», selon Jérôme Baloge, puisque la mesure redonne du pouvoir d'achat aux usagers, que ce soit ceux qui payaient leur ticket ou utilisaient leur voiture. «Parmi les plus précaires, l'abonnement social était déjà trop cher et parfois ils ne faisaient pas les démarches. Certains préféraient donc utiliser des billets uniques à 1,30 euro», ajoute-il.

Après une vague de tests dans les années 70, à Colomiers ou encore à Compiègne, 22 communes appliquent désormais la gratuité. Vitré (Ille-et-Vilaine), Issoudun (Indre), Mayenne (Mayenne), Gap (Hautes-Alpes), Bar-le-Duc (Meuse), Castres (Tarn), Cluses (Haute-Savoie), Libourne (Gironde)… Rarement des villes de plus de 50 000 habitants, à l'exception d'Aubagne (Bouches-du-Rhône), Châteauroux (Indre) et Dunkerque (Nord). Dans ces deux dernières, des études ont été réalisées. Elles permettent d'avoir une idée de l'impact de la gratuité, alors que la mesure est régulièrement critiquée. Ses opposants, notamment des associations d'usagers, craignent en effet qu'elle n'entraîne une dégradation des infrastructures, à cause du manque de respect des usagers, de la hausse de la fréquentation et du manque d'investissements lié à la disparition des recettes de la billetterie. D'autant plus qu'ils jugent que ce n'est pas le meilleur levier pour détourner les citoyens de l'automobile.

D’où viennent les nouveaux usagers ?

A Châteauroux, la gratuité, instaurée en 2001, a multiplié par deux la fréquentation, explique Bruno Cordier, expert des politiques alternatives de déplacement, qui a travaillé sur la ville. Si les sceptiques de la gratuité, comme la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut) et l'Union des transports publics (UTP), assurent qu'elle attire non pas les automobilistes mais les piétons et les cyclistes, rendant l'argument environnemental caduc, les cas de Châteauroux ou de Dunkerque montrent plutôt le contraire. «Ce qui ressort, c'est que la moitié des nouveaux usagers viennent de la voiture», explique ainsi Bruno Cordier, dans le cas de Châteauroux. Il précise cependant que «pour les gens qui ont des habitudes ancrées, c'est plus compliqué». A Dunkerque, où la gratuité est appliquée seulement le week-end pour l'instant, Maxime Huré, chercheur à l'Université de Perpignan, a observé «un double public» «Il y a des familles qui veulent éviter la contrainte du stationnement et des gens en très grande précarité et isolés qui n'auraient pas pris les transports sinon.» Pour expliquer les réticences suscitées par la gratuité, un rapport de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et d'un programme de recherche sur les transports (Predit), publié en 2004, soulignait : «La crainte que des transports en commun gratuits ne deviennent le transport du pauvre est également un argument avancé par les sociétés de transport, très soucieuses d'une bonne image de marque.»

La gratuité entraine-t-elle l’incivilité ?

La Fnaut et l'UTP expliquent craindre une dégradation des infrastructures, conséquence «d'une image dévalorisée des transports publics véhiculée par leur gratuité totale». «Ce qui est gratuit n'a pas de valeur», expliquent-ils dans un rapport commun. A Dunkerque, les incivilités sont pourtant en baisse les week-ends. «La gratuité a introduit de la mixité sociale avec les familles», explique Bruno Cordier. Il a cependant constaté une augmentation des incivilités à Châteauroux, «mais pas une explosion». «Avec la gratuité, il n'y avait plus de contrôleurs. Il a suffi de réintroduire une présence humaine dans les bus et ça s'est très bien passé. Il y a parfois des jeunes qui passent leur mercredi après-midi dans le bus mais à part ça…»

L’opération peut-elle être rentable ?

Comme Niort, la plupart des villes qui ont instauré la gratuité récoltaient peu grâce à la vente de billets, le financement des transports étant majoritairement pris en charge par les impôts locaux ou les entreprises. A Dunkerque, «en se privant de 8% des recettes, on a doublé la fréquentation», explique Maxime Huré. «La gratuité fait partie d'un plan d'investissement dans les transports de 65 millions sur cinq ans, pour 4,5 millions de pertes de la billetterie.» En Ile-de-France, où les billets et abonnements représentent 50% du financement du réseau de transports, l'opération est plus difficilement envisageable. D'autant plus que le réseau est déjà saturé.

«On est pour la gratuité pour certains, pas pour tout le monde, explique Bruno Gazeau, président de la Fnaut. Un service doit être tarifé, sinon, il y en a d'autres qui paient. Soit ce sont les entreprises, et dans un contexte de volonté de baisse des charges ce n'est pas la meilleure idée de se reposer dessus, soit ce sont tous les citoyens au lieu des usagers», via les impôts. Un choix injuste, selon lui, mais également risqué au regard des comptes de collectivités.

A Tallinn, en Estonie, où la gratuité a été mise en place en 2013, l'opération a pourtant été rentable. La gratuité est en revanche réservée aux résidents qui paient l'impôt municipal. «Ça a fait revenir des gens, donc les recettes fiscales ont augmenté», explique Bruno Cordier. La gratuité doit d'ailleurs être généralisée à l'échelle du pays en 2020.

Un choix politique plus global

Au-delà de la rentabilité directe, la gratuité pourrait avoir des conséquences économiques positives à un niveau plus global. Elle permettrait par exemple de redynamiser le centre-ville. A Dunkerque, où c'était l'un des objectifs, les commerçants ont d'ailleurs senti «un frémissement», rapporte Maxime Huré, même si d'autres facteurs peuvent l'expliquer.

Accidents, embouteillages, pollution et autres problèmes de santé… Selon Jacques Boulesteix, ancien président du Conseil de développement de la communauté urbaine de Marseille, qui s'est intéressé au sujet, les coûts liés à l'utilisation de la voiture sont bien supérieurs à ceux engendrés par la gratuité. Investir dans les transports en commun, c'est donc, forcément faire des économies. «Il y a trente ans, j'étais coincé dans le périph parisien et j'ai commencé à m'interroger sur le coût réel des embouteillages. J'étais arrivé à quelque chose de faramineux. Il faut amener les gens à aller dans les transports en commun comme ils marchent sur les trottoirs.» Sauf que selon ses opposants, ce n'est pas la gratuité mais la qualité de l'offre qui constitue le meilleur levier pour attirer les gens dans les transports en commun. Or pour améliorer le confort, la sécurité ou encore la fréquence des passages, il faut des financements… dont se priveraient les villes qui passent au gratuit.

«C'est avant tout une question politique, pas seulement économique ou technique», juge de son côté Maxime Huré. La gratuité pourrait ainsi, selon lui, s'appliquer partout, y compris en Ile-de-France. «Ça doit être préparé. Il faudrait entre dix et vingt ans. A ce moment-là, toutes les villes pourraient l'être.» Une hypothèse qui n'aurait rien d'aberrant, selon Bruno Cordier. «Les transports en commun sont le seul mode de transport payé pour partie par les usagers : ce n'est pas le cas pour les cyclistes, les piétons ou les automobilistes. Ça ne serait donc pas illogique de les rendre gratuits. D'autant plus que c'est plus vertueux que la voiture». Les transports en commun pourraient également être vus comme un service public classique, gratuit, comme l'éducation. L'usager ne serait alors plus considéré comme un client, mais comme un simple citoyen.