«Il y a des voiliers dans le cimetière de Marigot.» Au bout du fil, la voix de Laila oscille entre la colère et la tristesse. Cette habitante de Saint-Louis, sur l'île antillaise de Saint-Martin, continue sa description apocalyptique en marchant entre les tombes. Quand elle découvre celle de son père, ravagée par l'ouragan Irma, elle éclate en sanglots. Les vents n'ont même pas épargné les morts. L'île est en lambeaux. Quarante-huit heures après le passage du cyclone de catégorie 5, le maximum sur l'échelle en vigueur, les habitants peinent encore à donner des nouvelles à leurs proches. Réseau téléphonique en carafe, électricité coupée, les communications restent très erratiques.
Au compte-gouttes, les témoins joints par Libération dressent le même bilan. «Saint-Martin est détruite», assène Nadia. «C'est la merde, c'est un désastre, on dirait le tiers monde, je ne reconnais plus mon île», poursuit Laila. Son compagnon, Lyonel, abonde : «J'ai jamais senti des vents aussi forts de ma vie. Il y a plus rien sur l'île aujourd'hui, c'est comme Haïti en 2010.» Les nombreuses habitations de tôle et de bois n'ont pas tenu longtemps face à des vents dépassant parfois 350 km/h. Déchiquetées. «Pratiquement toutes les maisons ont perdu leur toit, souligne Patrick, habitant du Morne-Valois, non loin de Marigot, le chef-lieu de l'île. L'usine de dessalement d'eau est écrasée, des bateaux sont montés très haut sur la terre ferme.»
«Parpaings»
Dans toutes les mémoires, le dernier ouragan aussi puissant remonte à 1995. Il avait été baptisé Luis. «Mais à l'époque, les maisons en dur avaient tenu», se souvient Laila. «On a l'impression d'être renvoyés vingt-deux ans en arrière, juge Patrick. Mais en fait, c'est pire.» Depuis plusieurs jours, la population de cette île touristique des Antilles avait pourtant été prévenue de l'intensité du cyclone. Un seul conseil : se calfeutrer. C'est ce qu'a fait Nicolas, un garagiste de Marigot : «L'ouragan est arrivé vers 3 heures du matin mercredi et a pris fin vers 13 heures. Ma maison a tenu. Toute ma famille s'y était réfugiée. J'ai un toit en ciment, c'est plus costaud qu'un toit en bois. Depuis trente ans, on a fait construire du solide. Les volets cycloniques se sont déformés, mais ils ont tenu.» Patrick, lui, a connu des heures plus angoissantes. «Chez moi, il y a deux bâtiments, explique-t-il. Un avec un toit de bois et de tôle, et l'autre sur une dalle en dur.» Quand les vents ont redoublé de puissance, après l'accalmie liée au passage de l'œil du cyclone, il s'est vite réfugié dans son deuxième abri. «On a passé trois heures, avec ma femme et ma fille, appuyés sur la porte pour qu'elle ne soit pas emportée. On avait mis une planche entre la porte et nous pour se protéger des projectiles qui risquaient de la traverser. C'est à ça qu'on doit notre survie.»
Frédérique a vécu la même expérience : «Je me suis réfugiée dans le studio en rez-de-chaussée au moment du passage de l'œil du cyclone.» Tout comme Nadia, qui s'est cachée dans l'entrée de son domicile et a «attendu» : «Chez moi, des baies vitrées sont parties sous l'effet du vent. Il ne fallait surtout pas essayer d'intervenir ou de retenir ce qui s'envolait.» Irma engloutit et recrache, sans ménagement. Laila raconte : «Avant l'arrivée de l'ouragan, des gens ont mis des machines à laver et des appareils électroménagers à l'extérieur, sans réfléchir. Ce sont devenus des projectiles pour le cyclone. On s'est pris des morceaux de parpaings chez nous, les vitres ont pété, les stores anticycloniques du voisin ont lâché.» Son concubin a même vu «une voisine s'envoler dans la rue». Avant d'être «projetée contre une voiture».
Selon le dernier bilan communiqué par le Premier ministre, Edouard Philippe, au moins cinq personnes ont été tuées sur l'île de Saint-Martin, auxquelles s'ajoutent une cinquantaine de blessés dans l'ensemble des îles situées sur la trajectoire de l'ouragan. Les dégâts matériels, eux, sont très importants. Selon la collectivité de Saint-Martin, 95 % des habitations sont touchées et 60 % sont inhabitables. C'est aussi ce qu'a pu constater Nicolas, le garagiste. «J'ai fait un tour de trois ou quatre kilomètres en voiture jeudi matin. J'ai un 4 × 4 rehaussé, mais c'était tout de même très difficile de circuler : les routes sont pleines d'obstacles, de bouts de ferraille… C'est un désastre. Quand je vous dis que tout est mort, c'est vraiment tout. Il y a des endroits où il n'y a plus rien. On retrouve des voitures jusque sur les toits des bâtiments.»
Groupe électrogène
Avant de songer à reconstruire, les sinistrés sont happés par l'urgence du moment : protéger ce qui peut encore l'être. «Le toit de ma maison a été arraché, explique Patrick. On va essayer de trouver des bâches pour isoler de la pluie et de stocker quelques vivres.» Frédérique, elle, s'est mise en quête de planches glanées «à droite et à gauche» pour «sécuriser au mieux ce qui reste et éviter les pillages». Le système D risque de prévaloir encore plusieurs jours : à Saint-Martin, les quatre bâtiments publics les plus solides - la préfecture, la caserne, la gendarmerie et l'hôpital - ont subi d'importants dégâts, compliquant d'autant plus le travail des secours. Bonne nouvelle toutefois, le port et l'aéroport régional de Grand Case sont «utilisables», selon le Premier ministre. Mais dans sa grande majorité, l'île reste privée d'électricité et d'eau potable. Il faudra «des semaines et des mois» pour un retour à la normale, a prévenu EDF. En attendant, Nicolas compte sur son groupe électrogène pour faire fonctionner ses appareils électriques : «J'essaie de ne pas le laisser allumé trop longtemps pour économiser le carburant.» Patrick, lui, utilise avec parcimonie son téléphone, histoire de conserver de la batterie et de pouvoir rester en lien avec ses proches.
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A une trentaine de kilomètres au sud-est, sur l'île huppée de Saint-Barthélemy, elle aussi collectivité d'outre-mer française, la situation est un peu moins dramatique. Pour l'instant, aucun décès n'est à déplorer. Même s'ils sont considérables, les dégâts matériels restent moindres, grâce notamment à un habitat en dur plus répandu. Aurélien, restaurateur de 38 ans, a pu se confiner dans un appartement solide au sous-sol de sa villa, dévissant les portes des placards pour renforcer les baies vitrées. «Ça a plutôt bien tenu, souffle-t-il. Chez moi, les dégâts sont assez limités, mais le toit de la maison du voisin n'a pas résisté. Il a d'abord atterri sur mon parking, puis a redécollé jusqu'à bloquer la rue une cinquantaine de mètres en contrebas.» Décrivant un paysage «désolant», mélange de carcasses de bateaux, de voitures et d'arbres décapités, il veut néanmoins tenir un discours plus «rassurant que dramatique» : «A priori, il n'y a pas de victime humaine à Saint-Barth, et l'île n'est pas rasée. Certes, c'est une catastrophe, mais on va reconstruire.» Claudie, commerçante de 54 ans, cherche aussi à «rassurer» : «Il faut dire à nos amis de métropole que ça va. Nous avons subi des dégâts, c'est vrai, mais il n'y a pas de morts. Si les gens ne donnent pas de nouvelles, c'est parce qu'ils n'ont plus de batterie et ne peuvent pas recharger leurs téléphones. Mais nous avons surmonté l'ouragan Luis en 1995, on surmontera Irma. La solidarité va s'organiser.»
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Au total, 1,2 million d'habitants des Antilles ont déjà été affectés par l'ouragan, a annoncé la Croix-Rouge. Ce nombre pourrait grimper à 26 millions, estime l'organisation, Irma se dirigeant tout droit sur la Floride. Dans la journée de jeudi, le cyclone a longé Porto Rico, Saint-Domingue et Haïti, mais sans les frapper de plein fouet, comme ce fut le cas pour Saint-Martin ou la petite île de Barbuda. Vendredi, il doit continuer sa route au nord de Cuba. Sans que les météorologues ne constatent, pour l'instant, de signe d'essoufflement.
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José et Katia, deux nouvelles menaces
Trois cyclones simultanés sur l’Atlantique : ce n’était pas arrivé «depuis sept ans», indique le météorologue Etienne Kapikian, de Météo France. L’ouragan José, classé en catégorie 2 jeudi soir, se rapproche des Antilles (il est pour l’instant situé à 1 400 kilomètres à l’est), mais il apparaît «sans commune mesure avec Irma». Il devrait éviter les terres et passera «à quelques petites centaines de kilomètres de Saint-Martin et Saint-Barth, probablement en catégorie 2, samedi». Un autre cyclone est par ailleurs actif : Katia, dans le golfe du Mexique. Actuellement de catégorie 1, il devrait «toucher terre au Mexique d’ici vendredi», selon Météo France. Les pluies pourraient déborder «jusqu’à Mexico».