L'hommage est unanime. Chacun célèbre le mécène, le capitaine de l'industrie de la mode, le collectionneur, l'esthète, le militant de la cause homosexuelle, l'homme de presse, le Pygmalion d'Yves Saint Laurent, l'ami de François Mitterrand et le gardien de sa mémoire. Ces hommages mérités, cette admiration pour un personnage de roman qui a construit à force d'énergie et de culture sa propre légende, recèlent un paradoxe. Pierre Bergé, disparu ce vendredi, fut aussi le symbole d'une engeance honnie, le représentant flamboyant d'une espèce qu'on affecte de stigmatiser, la figure de proue d'une sensibilité que le discours anti-élite a vouée aux gémonies : la «gauche caviar». C'est-à-dire cette fraction des classes dirigeantes qui professe des convictions progressistes, et qui encourt pour cela le reproche d'hypocrisie, le crime de tartufferie, le méfait de duplicité. Autant dire, en ces temps populistes, l'assurance d'une condamnation sans nuance… La définition est d'autant plus juste pour Pierre Bergé qu'il poussa le vice à se faire producteur et vendeur de caviar, dans l'une des multiples affaires qu'il a lancées ou possédées… C'est l'occasion d'une mise au point sur cette «gauche caviar» de si mauvaise réputation. On la dénonce désormais (tout en rendant hommage à Bergé). Mais fallait-il que ce milliardaire se contente de jouir de ses milliards ? Que le PDG d'Yves Saint Laurent se limite à compter ses dividendes et à se prélasser dans ses villas paradisiaques ? Ou bien n'est-il pas utile, pour la cause progressiste, pour le combat des minorités, qu'un homme de l'élite, de l'argent et de la culture, consacre une partie de son temps et de sa fortune à aider la gauche, à alerter l'opinion sur l'épidémie du sida, à défendre la cause homosexuelle ? Voilà qui pose un problème à l'idéologie «dégagiste» en vogue. Dans le souci agressif de délimiter deux camps dans la société française, il faudrait aussi «dégager» les membres de la classe dirigeante qui se séparent de leurs congénères et prennent le parti du progrès ? Voilà un sujet de réflexion que Bergé, esprit raffiné autant que militant, aurait sans doute prisé…
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