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Libération
Disparition

Pierre Bergé : un engagement politique tardif mais passionné

Promoteur d’une gauche réformatrice, Pierre Bergé a été un des hommes clés de l’ère mitterrandienne.
Avec François Mitterrand, en décembre 1991. (Photo S018. Gamma. Rapho. Getty)
publié le 8 septembre 2017 à 20h06

A19 ans, en 1949, Pierre Bergé, ce Rastignac presque adolescent, féru de livres anciens, de peinture et d’art lyrique, monté à Paris pour se faire une vie, rencontre un pilote américain fiévreux et rongé de culpabilité. C’est Garry Davis, qui a participé aux bombardements cruels des Alliés au-dessus de l’Europe en guerre, et qui en a conçu une foi pacifiste sans faille. Davis s’est rendu célèbre en brûlant son passeport américain et en se proclamant «citoyen du monde». Le jeune Bergé est enthousiaste, tout comme de nombreux Français et une pléiade d’intellectuels, comme Sartre, Camus ou Albert Einstein. Oublié aujourd’hui, ou presque - même si son fils Troy a pris le relais -, Davis fut un des personnages les plus célèbres de l’après-guerre.

Hégélien

Pierre Bergé lance avec lui une revue, qui n’aura que deux numéros, puis il participe à une action d’éclat, quand Davis interrompt brutalement une séance de l’ONU pour plaider contre les frontières et les nations. Arrêté, Bergé passe une nuit en cellule avec… Albert Camus. Ainsi cet esthète cultivé, si français, sera toute sa vie internationaliste. Grand lecteur, ami de Giono, il connaît très bien la littérature libertaire et peut disserter sans fin sur les thèses d’un Max Stirner, philosophe hégélien et prophète de l’individualisme anarchiste. Pourtant l’engagement politique tarde à venir.

Le monde de Bergé, c’est l’art, la littérature, la mode. Habile, colérique, charmeur, entrepreneur de fer, mentor passionné de Bernard Buffet puis d’Yves Saint Laurent, il fait une ascension météorique dans le monde de la haute couture, bientôt patron prodige et parrain de l’establishment du luxe. Quoique progressiste, il vote Giscard. C’est sa rencontre - tardive - avec François Mitterrand qui le change en éminence argentée du socialisme. Ambition ou conviction profonde ? Il ne quitte plus le pape florentin de la gauche au pouvoir, mettant à son service son entregent sans pareil, ses réseaux patiemment tissés et sa fortune confortable.

Il finance SOS Racisme, l'association très médiatique animée par deux jeunes militants cornaqués par Mitterrand : Julien Dray et Harlem Désir. Avec Marek Halter, Bernard-Henri Lévy et quelques autres, il soutient sans faille l'association qui renouvelle les codes de l'antiracisme et offre une seconde jeunesse au socialisme empêtré dans le tournant de la rigueur. Pour préparer la réélection de «Tonton» et ferrailler au côté de BHL, il finance le lancement de l'hebdomadaire Globe (lire pages 8-9), tout en s'engageant à fond dans la lutte contre l'épidémie de sida et les discriminations qui touchent la communauté homosexuelle (lire page 7). Pétulant, provocant, puissant et fidèle, toujours libertaire et cosmopolite, mécène hyperactif, Bergé est l'un des hommes clés de la mitterrandie à son zénith. Il assiste le Président jusqu'à ses derniers jours, pour devenir ensuite l'incommode gardien de sa mémoire. Le «droit d'inventaire» revendiqué par Lionel Jospin l'insupporte au plus haut point. Engagé auprès de Fabius, l'héritier, il compare le futur Premier ministre de la gauche à… Mussolini.

Conseiller du prince

De la même manière, devenu actionnaire du Monde, il tancera vertement et publiquement un journaliste du quotidien coupable d'avoir écorné la statue du commandeur. Il aide successivement Laurent Fabius, Ségolène Royal, Bertrand Delanoë, Vincent Peillon, qui lui paraissent les plus mitterrandophiles. Sur le tard, il se prononcera pour Emmanuel Macron… Jamais élu, Pierre Bergé est un non-politique très politique.

Il a sans cesse promu une gauche réformiste, républicaine, laïque, libertaire à ses heures, propageant ses idées, aidant à ses manœuvres. Il a beaucoup fait pour la cause homosexuelle et bataillé sans cesse pour l’héritage mitterrandien. Milliardaire lettré, mécène d’influence, il a mis son argent et son énergie au service d’une certaine idée du progrès. On connaît des fortunes plus mal employées.