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Parti socialiste

Solférino : mémoires d’éléphants

Siège du PS depuis 1980, l’hôtel particulier parisien va être mis en vente par le parti, en grande difficulté financière après ses défaites électorales. Symbole des années Mitterrand, le 10, rue de Solférino a souvent été critiqué pour son emplacement proche des lieux de pouvoir et loin des classes populaires.
Au siège du PS en mars 1987. (Photo Lise Sarfati)
publié le 21 septembre 2017 à 20h06
(mis à jour le 11 octobre 2018 à 17h54)

C'est ce vendredi 12 octobre que le Parti socialiste rendra les clés de son siège historique de la rue de Solérino, à Paris, deux ou trois semaines avant de pouvoir emménager dans ses nouveaux locaux d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). L'occasion de relire la saga de ce siège qui aura connu près de quarante ans de succès et de déroutes socialistes, publiée en septembre 2017. 

Cette fois, c'est la bonne. Après avoir dilapidé leur capital électoral, les socialistes au bord de la banqueroute financière doivent se séparer de leur siège parisien. Ciao Solférino, vaste bâtiment en forme de «M» posé entre la Seine et le boulevard Saint-Germain, au cœur du très cossu VIIe arrondissement. Inéluctable. «Les besoins de refinancement du PS après la bérézina du printemps ont refroidi les banques», soupire un secrétaire national. Soldant trente-sept années dans un hôtel particulier estimé entre 40 et 70 millions d'euros, que rien ne prédestinait à devenir la maison des socialistes.

A la fin du XIXe siècle, le 10, rue de Solférino - du nom d'une victoire sanglante de Napoléon III contre l'empire autrichien - est en effet la demeure d'un couple princier. Héritière du richissime raffineur de sucre Louis Say, Marie Charlotte Constance Say épouse le prince Amédée de Broglie en 1875, apportant dans sa corbeille de mariée le château de Chaumont-sur-Loire (Val de Loire) et sa résidence parisienne rue de Solférino, une courte artère percée sous le Second Empire. Figure fantasque des Années folles - elle deviendra championne de tango à 56 ans -, la princesse fait restaurer ses deux maisons par l'architecte coqueluche de l'époque, Ernest Sanson. Rue de Solférino, on lui doit les stucs omniprésents, le carrelage en damier noir et blanc du rez-de-chaussée et la petite fontaine rococo de la cour intérieure. Avant les Mitterrand, Mauroy, Delors, Rocard, Fabius et consorts, Cocteau, Daudet ou Poulenc déambulent sous les hauts plafonds. Entre la grande entrée pavée et la petite cour intérieure rarement ensoleillée, Proust fraie avec la bonne société qui fréquente le salon des Broglie, piochant des idées pour sa Recherche…

Fantômes

Le couple princier est fou d'Inde, si bien qu'au tournant du XXe siècle, un éléphant habite déjà à Solférino. Miss Pundji, qui préférera vite les pelouses de Chaumont à son logis parisien, leur a été offerte par un maharajah. Totalement fauchée dans les années 30, la princesse doit se séparer de son fastueux domicile où l'on mangeait des petits pains au foie gras pour le goûter. La Fédération des fonctionnaires l'achète en 1934 grâce à une souscription auprès de ses membres. C'est l'heure du Front populaire, des congés payés et des acquis sociaux, les lieux résonnent de discours militants.

Mais, en 1940, Vichy dissout les syndicats et installe son ministère de l’Information à Solférino. Porte-parole de la collaboration, le ministre de la Propagande, Philippe Henriot, y sera assassiné par des résistants du Comité d’action militaire (Comac) en juin 1944. En bas de l’escalier d’honneur ou - les récits divergent - dans le premier bureau du premier étage, qui deviendra celui des futurs premiers secrétaires du PS. Des fantômes, déjà.

Pendant les trente années suivantes, l'hôtel particulier va renouer avec les syndicats, abritant plusieurs fédérations de fonctionnaires émanant de la CGT ou de Force ouvrière. L'idée de faire de Solférino une «maison commune du syndicalisme» capote et, en 1978, l'Union nationale des mutuelles de retraite des instituteurs et des fonctionnaires de l'Education nationale (Umrifen) rachète les 3 000 m2 de bureaux agrémentés de quelques appartements de fonction. A partir de 1980, le PS devient locataire, avant d'acheter le tout à un prix d'ami en 1986. Dans les années 90, des lettres anonymes laisseront entendre qu'il y a eu des magouilles.

Depuis le début du siècle et les années Jaurès, le PS avait pourtant toujours vécu rive droite. Jusque dans les années 30, les «camarades» naviguent entre les IIe, IIIe et IVe arrondissements. Epicentre de la gentrification parisienne, le Marais «est à l'époque un quartier très populaire, où habitent de nombreux ouvriers et artisans, qui travaillent dans les ateliers installés dans les hôtels particuliers», relate Frédéric Jiméno, membre du Comité d'histoire de la Ville de Paris : «Le parti n'a pas beaucoup d'argent, il habite près des gens modestes.» Dans les années 20, les socialistes migrent dans le IXe arrondissement, un quartier plus vaste aux immeubles plus hauts. D'abord rue Victor-Massé, juste en dessous de Pigalle, où la Section française de l'internationale ouvrière (SFIO) partage son quartier général avec les journalistes du Populaire de Paris, le «quotidien des socialistes minoritaires».

Le Front populaire arrive au pouvoir, la SFIO est le premier parti de France. Malgré l'échec du gouvernement Blum, l'organisation continue de se développer. En 1937, les socialistes grimpent d'une rue pour emménager dans la cité Malesherbes. Le PS y restera plus de trente ans, jusqu'en 1972. Du coup, «si on doit parler de siège historique du PS, c'est plutôt Malesherbes que Solférino», sourit Henri Nallet. L'ancien ministre de Mitterrand préside aujourd'hui la fondation Jean-Jaurès, installée dans les mythiques locaux où sommeillent, sur 1,2 km de linéaires, les archives du PS.

Après son échec à la présidentielle de 1965, Mitterrand reprend sa marche sur l'Elysée. Il faut rompre avec la SFIO et, pour cela, traverser la Seine. En gros, «il ne pouvait plus rester dans les murs de Guy Mollet», résume un dirigeant historique du PS. Pour «notabiliser» son parti et se rapprocher des lieux de pouvoir - le VIIe arrondissement abrite la plupart des ministères et Matignon -, celui qui est premier secrétaire depuis le congrès d'Epinay emménage place du Palais-Bourbon. Pile en face de l'Assemblée. «Le PS étant dans l'opposition, ce qui importait à Mitterrand, c'était le Parlement», rappelle Alain Bergounioux, l'historien du PS. Il fait un choix politique mais pas pratique pour un sou : l'immeuble est petit, les bureaux s'empilent sur plusieurs étages, celui de Mitterrand est minuscule.

Aux municipales de 1977, c’est la vague rose. Mitterrand et ses proches (André Rousselet, Jacques Attali, Pierre Cot) se mettent en chasse de locaux plus vastes. Les socialistes n’ont pas d’Oscar Niemeyer dans leur chapeau, l’architecte brésilien qui a pensé le siège futuriste du Parti communiste. Leur choix s’arrête sur la rue de Solférino. Pendant sa traversée du désert, le général de Gaulle y a eu ses bureaux, au numéro 5, non loin du Service d’action civique (SAC), association de promotion du gaullisme devenue une sorte de police parallèle. Installer la gauche au cœur d’une artère de droite doit amuser Mitterrand. Dans quelques années, la presse raffolant des métonymies, on parlera indifféremment de Solférino ou du PS.

«Maison vivante»

La gauche l'emporte le 10 mai 1981. Mitterrand rentre de Château-Chinon à bord de sa R30 marron, sans prévenir grand monde. Les éléphants se sont égayés vers la place de la Bastille pour faire la fête. Sous une pluie battante, le premier président socialiste de la Ve République arrive en pleine nuit dans une rue bondée mais un siège déserté. En début de soirée, se souvient Jean-Martin Cohen Solal, conseiller «santé» du candidat, «on a vu des policiers et des gendarmes prendre position devant "Solfé" : on changeait d'ère, les choses nous échappaient». Deux septennats plus tard, le président qui «croit aux forces de l'esprit» fera un crochet par Solférino après son départ de l'Elysée. «C'est là que tout a commencé, lancera l'homme malade à ses compagnons de route massés dans la cour intérieure. Je suis fidèle à tout ce qui a été fait. Je reste avec vous.» Larmes d'éléphants.

Pendant les années 80 et 90, Solférino bourdonne. Une «maison vivante et remuante», dixit Nallet. L'immeuble aux grandes fenêtres mal isolées se transforme pour accueillir des salles de réunions. Les couloirs sont toujours encombrés de palettes de tracts et d'affiches. Il faut câbler, connecter, relier, dématérialiser. L'aventure humaine était incroyable, mais Solférino, «c'était un cadre de travail tout sauf fonctionnel, propice au cloisonnement, complexifiant le travail en équipe», décrit aujourd'hui Valerio Motta, ancien dircom adjoint du PS, qui peste encore contre un bâtiment où rien n'était de plain-pied.

Depuis plus de vingt ans, l'annonce du déménagement est une forme d'opération du Saint-Esprit socialiste. Souvent invoquée, jamais réalisée, cette mue serait parée de toutes les vertus : en quittant le VIIe, le parti va (forcément) se régénérer, renouer avec les couches populaires et (évidemment) renaître de ses cendres électorales. «Le VIIe, ce n'est pas notre base», assénait le chef des députés socialistes, Olivier Faure, fin août.

En 1993, après la pire défaite législative de son histoire, le PS envisage de quitter Solférino. Pour tourner la page, Henri Emmanuelli évoque la vente du siège parisien, qui fait partie des «mesures assez sévères» que le patron du PS déballe à Anne Sinclair sur le plateau de Sept sur sept, un soir de janvier 1994. Il faut faire des économies, le temps des hôtels particuliers et des R25 de fonction est terminé. Mais l'ancien banquier de chez Rothschild s'est tellement bien démené que le PS obtient un important prêt-relais qui lui permet de rester à «Solfé». En 1995, Lionel Jospin redevient premier secrétaire du PS : le projet socialiste subit un lifting et les locaux, de grands travaux. Du coup, quand la gauche plurielle l'emporte un an plus tard, les socialistes font la fête rue de Vaugirard, où le siège a été temporairement installé. Pendant onze ans, jusqu'en 2008, François Hollande gare son scooter de premier secrétaire devant les lourdes grilles de Solférino, qui donnent des airs de prison de haute sécurité au parti dont Mitterrand voulait «ouvrir les portes et les fenêtres». Il faut sonner et patienter dans un sas grillagé avant de pouvoir entrer. Au fil des années, le lieu comptera plus de 130 permanents, qui redoutent aujourd'hui un plan social XXL. Pour meubler son bureau, Hollande rachète des meubles de Mitterrand époque rue de Bièvre. Il rebaptise la grande salle où se déroulent les bureaux nationaux du nom de Marie-Thérèse Eyquem, figure du féminisme et amie de l'ancien président. «MTE» pour les journalistes. Solférino, c'est le souvenir de «la foule des grands jours les nuits de victoire et le vaisseau fantôme les lendemains de défaite», explique une ancienne du PS.

Enfermés dans leurs murs

Le soir du réveillon de 2006, un Hollande en instance de séparation avec Ségolène Royal décroche, quasiment seul, les photos de l'hommage à Mitterrand, dix ans après sa mort. La candidate, elle, a posé son QG de campagne présidentielle sur le boulevard Saint-Germain. Pas trop loin des yeux mais très loin du cœur. Le 6 mai 2007, au soir de sa défaite contre Sarkozy, perchée sur la terrasse de Solférino, Royal assure à ses électeurs qu'elle les «conduir[a] vers d'autres victoires». Un peu plus tard, face à Hollande dans son bureau, elle se fait véhémente. Sa main qui tranche le vide droit devant elle ne laisse aucun doute : elle va tracer sa route. A l'automne 2008, le congrès de Reims confirme le divorce. Hollande tire sa révérence, Ségolène Royal et Martine Aubry se livrent un combat sans merci. Si elle est élue à la tête du PS, la première promet de vendre Solférino pour s'installer «dans un quartier plus populaire» mais relié à l'Assemblée «par une ligne de métro directe». A 42 voix près, c'est Martine Aubry qui prend les commandes du PS. Sa boutade sur la déliquescence du PS - «même les toilettes étaient bouchées» - passe à la postérité. La maire de Lille lance son «laboratoire des idées» et modernise les lieux : il y a (enfin) une salle de presse digne de ce nom. Mais, surtout, celle qui voulait «revoir les socialistes tenir des banderoles dans les manifs» fait ouvrir les grosses grilles de l'entrée. Des tables de couleur viennent réchauffer la cour. Paradoxalement, la victoire de Hollande sonne le glas de cette ouverture. Le PS revient au pouvoir : Solférino renoue avec les manifestations hostiles et doit se protéger. Le plan Vigipirate achève d'enfermer les socialistes dans leurs murs. Ceux qu'on n'appelle pas encore les «frondeurs» proposent eux aussi de déménager le PS vers un quartier plus populaire lors du congrès de Toulouse. Sous Harlem Désir puis Jean-Christophe Cambadélis, les heures de Solférino sont comptées. Un quinquennat plus tard, le PS ne sait plus où il habite.