Menu
Libération
Reportage

Cash investigation : à Lidl, l’émission a «ouvert la brèche»

Après le licenciement de l’un d’eux, les salariés du site de Rousset se sont mis en grève face aux méthodes de leur direction. L’enquête diffusée mardi par France 2 est venue les conforter.
Des salariés de Lidl en grève, jeudi à Rousset. Un salarié a été licencié pour «faute grave» après que son badge a marqué sa sortie vingt-trois minutes avant sa fin de service. (Photo Olivier Monge. MYOP)
par Stéphanie Harounyan, Envoyée spéciale à Rousset
publié le 28 septembre 2017 à 20h46

Une gréviste jette un peu d'eau sur les braises fumantes, juste devant les barrières bloquant l'entrée de l'entrepôt. Le conflit touche à sa fin. Il est 11 h 30, les représentants syndicaux viennent de sortir de réunion avec la direction du site Lidl Rousset (Bouches-du-Rhône) : ils ont obtenu une avancée sur le cas du salarié qui avait entraîné, deux jours plus tôt, le blocage du site et la mobilisation d'une cinquantaine de ses collègues. Hicham, 29 ans, a été licencié pour faute grave. Sa «faute», avoir quelques jours plus tôt quitté son poste à l'entrepôt vingt-trois minutes avant la fin de son service. Problème supplémentaire, quelqu'un a débadgé pour lui à l'heure normale de son départ. Un «stratagème» pour se couvrir, assure la direction, qui estime que ce salarié «n'a pas respecté à plusieurs reprises ses horaires de travail». «J'ai prêté mon badge à un intérimaire qui voulait aller aux toilettes. Eux n'en ont pas, répond aujourd'hui Hicham. Mais j'ai menti à l'entretien avec la direction parce que je voulais couvrir l'intérimaire. Je n'imaginais pas avoir une telle sanction…» Mardi matin, l'annonce du licenciement sec d'Hicham provoque la colère de ses camarades, qui décident aussitôt de débrayer.

«On n’est que des numéros»

Hasard du calendrier, le soir même, France 2 diffuse un nouveau numéro de Cash Investigation. Un reportage, intitulé «Travail, ton univers impitoyable», y pointe justement les méthodes de management de Lidl. Cadences infernales, robotisation des salariés, harcèlement moral… «Ce qu'on a vu à la télé, c'est notre quotidien, confirme Christophe Polichetti, délégué syndical CGT du site de Rousset. Pour beaucoup, ça a été une délivrance. Même en interne, ceux qui travaillent en magasins ne savaient pas forcément comment ça se passe en entrepôt, et vice versa.» Comme dans le reportage, à Rousset aussi, on dénonce «les petites phrases assassines» de la hiérarchie, «les menaces officieuses entre deux portes» et le fameux pick by voice, ce système de transmission de commandes par voix synthétique via un casque qui rythme le quotidien des préparateurs. «En fait, ce reportage a permis de mettre un mot sur ce sentiment qu'on avait : la déshumanisation», remarque Fabrice, l'un des salariés de Rousset, attablé près du piquet de grève. Face à lui, un autre insiste : «On est fliqués en permanence, il faut tout badger, même quand on va aux toilettes ! Si on s'arrête deux minutes pour discuter entre nous, le chef débarque et nous dit : "Vous êtes en grève ou quoi ?"» Noël (1), jeune embauché, a une expression pour ça : «Ils veulent nous Matrixer, déclare-t-il. Pour eux, on n'est que des numéros.»

Tous l'affirment, cette déshumanisation s'est accélérée en 2013, à la mise en place de la stratégie «Pole Position», visant à abandonner le hard-discount pour concurrencer les grandes surfaces classiques. «Une vraie boucherie, raconte Christophe Polichetti. Qu'ils privilégient la rentabilité, je le comprends, mais pas à n'importe quel prix. Chez nous, ça s'est traduit par la mort de notre collègue…» Cet épisode douloureux, le reportage de France 2 l'a rappelé mardi. Le soir du 29 mai 2015, Yannick Sansonetti, 33 ans, salarié Lidl depuis six ans, se donne la mort dans une petite pièce de l'entrepôt. Ce mois-ci, l'inspection du travail a finalement rendu ses conclusions. Selon le journal la Provence, le rapport mettrait à jour «des agissements répétés de harcèlement moral […] ayant eu pour effet une dégradation de ses conditions de travail, de compromettre son avenir professionnel et d'altérer sa santé mentale». Si, pour l'heure, la direction de Lidl a indiqué dans un communiqué ne pas souhaiter s'exprimer sur le sujet, pour la famille du jeune homme comme pour ses collègues, le lien entre cette pression professionnelle et son geste de désespoir ne fait aucun doute. A Rousset, deux ans après, ce décès secoue toujours autant les salariés. Christine, une gréviste, se souvient encore avec amertume de la minute de silence organisée un an après le drame : «Pour démarrer la minute, ils ont lancé une musique dans l'entrepôt. On était tous dispersés, en train de travailler… Ils auraient quand même pu nous laisser un quart d'heure pour se réunir, ensemble…»

«Crever au boulot»

Le bip d'un téléphone interrompt la conversation. Un collègue fait passer l'info, qui tourne en boucle à la télévision : mercredi soir, un agent d'entretien de 51 ans s'est immolé par le feu dans son entreprise, en Charente-Maritime. Trop de pression. Christophe Polichetti fulmine : «Cash Investigation et les médias ont ouvert la brèche, mais on doit aller plus loin que notre propre cas, insiste-t-il. La Poste, Carrefour, Orange… C'est comme si c'était acquis que dans ces boîtes, on est sous pression au point de vouloir se suicider ! A un moment donné, stop, on ne vient pas au monde pour crever au boulot !» Sa solution : une loi qui ferait reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle. «Aujourd'hui, c'est presque considéré comme une grippe, dénonce-t-il. Il faut qu'il y ait une étincelle, qu'un député porte ce débat à l'Assemblée nationale.»

En attendant, à Rousset, il faut bien reprendre le travail. La direction a refusé de payer les jours de grève, comme les salariés le demandaient. Difficile d'insister, trois jours de grève vont peser lourd sur des salaires déjà bas. Hicham, le salarié licencié, ne sera pas réintégré, mais son licenciement pour faute grave a été requalifié «sans cause réelle et sérieuse», ce qui lui permettra de partir avec des indemnités. «On les a fait reculer, ce n'était pas arrivé depuis longtemps, pointe Frédéric Blanc, délégué syndical Unsa. Et la première chose qu'on a gagnée, c'est le respect. Dans l'entreprise où on est, c'est important. Et il y aura d'autres combats.» De son côté, la direction nationale assure qu'à Rousset, si la grève est terminée, «le dialogue avec les organisations syndicales est toujours ouvert». «Le sujet des conditions de travail est très important pour nous, précise-t-elle, et nous avons largement travaillé sur le sujet ces deux dernières années», notamment en investissant, à Rousset toujours, dans un bâtiment tout neuf. Et sur l'humain ? Christophe Polichetti espère qu'avec ce conflit, le message aura été entendu. Pour l'instant, épuisé par trois jours de veille, il part se reposer. «Notre première demande, c'est le respect, insiste-t-il. On est en 2017, on ne demande pas des augmentations de salaires, mais le respect… C'est ça, le progrès !»

(1) Le prénom a été modifié.

Photo Olivier Monge. MYOP