Ce sont des mots, des bribes de mots. Anne Bert l'avait dit, son livre paraîtra après sa mort. Elle est morte lundi matin dans un hôpital belge, «comme elle l'avait souhaité», a annoncé sa fille à l'AFP. Et son livre paraît ce mardi. Le Tout Dernier Eté, c'est le titre. Des mots et des moments. Comme un journal que l'on tient pour la dernière fois, sans bruit, ni écho. Dans ce livre, Anne Bert se parle tout bas. On le sait, elle l'avait dit avec force au printemps dernier : atteinte de la maladie de Charcot, quand les symptômes seront trop lourds, elle voudra que cela s'arrête. C'est tout, rien d'autre que ce désir bien à elle.
Des médecins lui ont dit : «Je vous comprends, vous avez raison, mais je ne peux rien faire pour vous.» Ils ont tort : la dernière loi Claeys-Leonetti laisse un espace pour ces situations. Encore faut-il qu'ils prennent leurs responsabilités. Là, les médecins ne l'ont pas prise, et Anne Bert s'est décidée à partir en Belgique. «Il faut surveiller l'application de la loi», rappelait encore récemment Alain Claeys. «La sédation [le fait d'endormir jusqu'au décès un patient souffrant sans répit d'une maladie incurable, ndlr] est demandée par le malade. Si le médecin considère que les conditions ne sont pas remplies, il doit réunir une collégialité et doit justifier sa décision dans le dossier du malade. Je suis prêt à admettre que la loi est mal appliquée dans certains endroits. Mais il faut se donner les moyens.»
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«A la merci des autres»
Avant de partir en Belgique, Anne Bert a laissé quelques mots à elle. Ce n'est pas un testament, plutôt un poème plein de vie. Elle ne milite pas. «Le téléphone fixe sonne, écrit-elle. Je soupire car il faut que je déploie un stratagème épuisant pour décrocher. J'espère que le correspondant est patient… Je mets le haut-parleur, atteindre mon oreille est peine perdue. Ce sont les enfants, nous discutons de leurs ados, de leurs études, du temps qu'il fait. Enfin, ils me disent : "Nous viendrons cet été"…» Elle raconte cette avancée terrible, inexorable de la maladie, qui la rend de plus en plus infirme : «J'aime me lever avant le soleil comme si je pouvais devancer la journée. Cela fait deux ans que la SLA [la maladie de Charcot] me vole mes rêves et hache menu mes nuits vides, plus jamais ni paisibles ni profondes.» A un autre moment : «A l'instant précis où le diagnostic de la maladie SLA a été posé, l'horloge s'est bloquée. La SLA a arrêté le temps, dilué son écoulement. Ce pourrait être beau comme un temps suspendu, mais non… Je m'éloigne des autres ; tandis que je plane, les gens autour de moi planifient.»
Elle évoque avec pudeur ces instants, mais le pire est de devoir supporter les aides : «Je m'étais imaginé cette étape comme un drame, et c'est un drame absolu. Je suis à la merci des autres. Dès demain, obligée de les solliciter et de subir leur présence lorsque j'ai envie d'être seule. Je ne peux plus l'être, je serai désormais toujours flanquée d'assistants.» Puis cette scène : «A la poste, je quémande d'une voix à peine audible que l'on glisse mon paiement dans l'enveloppe timbrée, puis je me dirige vers ma banque. Je ne parviens pas à introduire ma carte bancaire, et demande à voir un conseiller. "Je ne peux plus signer ni retirer de l'argent au distributeur. Je ne veux pas de procuration, de contrôle, de droit de regard sur mes dépenses." L'homme me regarde longuement, l'air désolé : "Il faudrait vous faire mettre sous curatelle." Je le tue du regard et lui tourne le dos sans répondre.»
«Belle et non souffrante»
Que faire alors ? Chacun a sa façon d'être : «J'ai beau me coucher, et me lever, les jours ne se renouvellent pas. Il n'y a qu'un lendemain : la mort…» Mais aussi : «Même ma langue a changé : je n'emploie plus le futur qui ne sera pas. Ni l'imparfait qui me griffe le cœur et qui n'est plus… Cela va si vite. Je ne veux pas de ça, ni des aides à sous-vivre, être branchée ici ou là, ni même être nourrie à la cuillère, ou assistée pour respirer.» Anne Bert n'aime pas la mort. «Mourir n'est pas mon projet de vie. Je ne veux pas mourir. C'est la SLA, mon adversaire, qui me donne la mort.» Et donc, ce projet : «Je ne me décharge pas de la responsabilité de ma fin, elle fait partie de ma vie, je ne la livre pas contre mon gré au corps médical impuissant. Il me reste une ultime liberté : celle de choisir la façon dont je vais mourir.»
Avec beaucoup de chaleur, elle raconte ces rencontres avec l'équipe de soins palliatifs de Belgique, prête à un geste létal, dans la mesure où sa situation clinique rentre dans le cadre de la loi belge: «Je viens de rencontrer mes passeurs… Une autre médecine, quand elle ne peut plus soigner le corps, se décide à soigner l'âme… Il m'a fallu donc m'exiler, partir en Belgique, où j'ai vécu enfant, pour pouvoir être accompagnée avant de mourir dans la douceur d'une main tendue…»
Voilà, mourir simplement avec une main amie. Quand on évoquait la fin de vie avec le philosophe Paul Ricœur, il répondait de la même façon : «Mourir avec une main amie.» La médecine française ne lui a pas apporté ce réconfort. Anne Bert ne voulait pourtant rien d'autre, ni être un exemple, ni être hors de la loi : «Un malade incurable n'a aucun devoir. Je ne nuis à personne en assumant mon choix, je ne fais aucun tort à ceux qui acceptent de vivre l'enfer.» Et cette évidence : «Puisque la mort fait partie de la vie, à défaut d'être gaie, elle mérite d'être belle et non souffrante.» Sa mort.