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Libération
TRIBUNE

Nathalie Rouiller : «A cet instant où tu bascules dans l’absence, les traces de toi refluent»

La journaliste Nathalie Rouiller s’était liée à Anne Bert à l’occasion du portrait qu’elle lui avait consacrée dans «Libération». Elle lui écrit une dernière fois.
publié le 2 octobre 2017 à 18h06

Alors voilà. On en est là. Au moment précis où tu t’endors, la veine gonflée de ce liquide anesthésiant que je ne sais nommer. Au moment où ton corps, dont tu as divorcé il y a déjà quelque temps sans réclamer la moindre prestation compensatoire, cesse de te sadiser. Où l’injuste et l’arbitraire abandonnent la partie. Où s’effacent aussi les blessures assassines et les paroles de ceux qui t’ont reproché ton combat au nom d’une religion ou d’un jusqu’au-boutisme dont tu ne cherchais pourtant pas à les dissuader.

A cet instant où tu bascules dans l’absence, les traces de toi refluent. Il faudra apprendre à conjuguer au passé, mais ne t’inquiète pas : dans les souvenirs déchirés de tendresse, dans les mémoires de tes proches et de tes amis, longtemps encore tu auras le dernier mot. Personne n’oubliera tes ironies cinglantes et ton humour décalé, tes amours absolues et tes entêtements de biquette.

J’ai fait ta connaissance tardivement. Déjà Charcot t’avait privée de tes bras. T’apercevoir sur un écran quelques minutes avait suffi. Ta force, ta détermination, ton courage m’avaient sidérée. Jamais un portrait ne m’avait semblé aussi évident. Par chance, ma lenteur, ces notes prises à la main sur du papier quadrillé, un anachronisme au temps de l’ubiquité numérique, t’avaient séduite en retour. Mails et textos avaient pris le relais. Tu me faisais part de tes indignations comme de tes éclats de rire. Tu me signalais l’indigence de ce chanteur amateur, qui pendant sept minutes et avec deux accords, t’appelait Anne «Berthe» sur YouTube, tu commentais le compte à rebours de ton départ annoncé, truffé de situations «surréalistes», entre choix de l’urne funéraire et enregistrement pour l’après. Je t’envoyais des messages, des extraits de mes lectures et des bribes de quotidienneté. J’arpentais ce monde libre auquel tu n’avais plus accès, je parcourais les chemins de silence que tu avais tant aimés.

Tu m'avais invitée à revenir chez toi. Sans ciller sur le bizarre de la situation, nous avions fait les soldes et tu avais jeté ton dévolu sur deux robes. Instinctivement, tu savais qu'elles t'iraient. Aller jambes nues, sentir le vent hérisser ta peau sans te soucier des regards, faisait partie de ton ADN. Puis tu avais tenu à me faire découvrir d'anciennes carrières de pierre de Crazannes, matériau utilisé pour l'édification du fort Boyard. J'avais enfoui mon trouble sous une imaginaire casquette de chauffeur et, sans piper mot, je t'avais sanglée sur le siège passager et glissé des bottes aux pieds. Malgré la gadoue en sous-bois, nous étions allées saluer l'œuvre d'Alain Dony, intitulée De l'abîme à l'azur. Un personnage pris dans la roche, symbolisé par un visage ressemblant étrangement à ceux des statues de l'île de Pâques et deux poings. Ton double inversé, toi qui lentement te figeais. Il y avait là des artistes en résidence forestière, des sculpteurs occupés à tailler des gargouilles peu communes aux sexes raidis pour l'éternité. Il faisait lourd. L'une d'entre elles faisant office de fontaine, je m'étais penchée pour boire. Les quolibets salaces des tailleurs, redoublant quand tu t'étais désaltérée à ton tour, t'avaient beaucoup amusée.

Pour que naisse enfin une loi sur la fin de vie, pour que des malades en phase terminale puissent disposer librement de leur corps et anticiper de quelques mois l'inexorable, tu avais décidé de t'afficher. De médiatiser ton refus d'aller au bout. Mais tu ne te disais pas militante et manipulais avec précaution les termes de dignité et de courage. «Ecrivain de l'intime», ayant toujours cultivé le secret, tu te désolais de cette surexposition qui reflétait si mal ton quotidien. Ces derniers mois, la vie comme elle ne va plus t'avait privée du clavier. Tu te débrouillais avec les logiciels de reconnaissance vocale, pestant de leurs interprétations saugrenues, t'amusant souvent de leurs inventions poétiques. Tes SMS me parvenaient parsemés d'«horaires» orthographiques, de «flagrants mateurs» (flagorneurs) ou de «souvenirs Debussy» qui n'avaient rien à voir avec le compositeur mais fleuraient bon la rue de Buci à Paris et les apéros en terrasse. Amoureuse de la langue et des mots, tu avais jeté tes dernières forces dans l'écriture d'un roman, le Tout Dernier Eté, qui sort chez Fayard ces jours-ci. Tu m'avais transféré les épreuves la veille d'un départ en vacances. Au coucher, décidée à n'en parcourir que quelques lignes, j'avais allumé mon ordinateur. Evidemment, j'avais dévoré jusqu'à la quatrième de couverture et t'avais écrit à quel point je trouvais le livre sensible et fort, léger et profond à la fois. Tu m'avais répondu en souriant que c'était là une critique parfaite.

Voilà, ma chère Anne, on en est là. A ce moment précis où tu ne vois plus rien venir. Au téléphone, tu m’as annoncé que tu reviendrais peut-être sous la forme d’une mouette. Alors je vais guetter. Et je te promets que j’en aurai du boulot, à détailler tous les volatiles de la plage pour déterminer lequel a le bec le plus affûté…