Une vie dissolue, vagabonde, ravagée par la drogue et peuplée de rêves d'Europe. Telle était l'existence relativement anonyme d'Ahmed Hanachi, 29 ans, né à Zarzouna, une ville industrieuse du nord de la Tunisie. Le 1er octobre, cet homme, décrit comme solitaire, s'est soudain extrait de l'ombre en assassinant sauvagement deux cousines à la gare Saint-Charles de Marseille, au cri d'«Allah Akbar». L'attaque, furtive, a glacé le sang des policiers l'ayant visionnée sur les bandes de vidéosurveillance. On y voit l'assaillant dans un état second - des traces de cannabis et de cocaïne ont été décelées dans son organisme -, courant à toute vitesse dans la gare, avant d'achever sa deuxième victime au couteau.
Depuis, les enquêteurs tentent de retracer la genèse de ce passage à l’acte. Malgré la revendication de l’Etat islamique (EI), aucun lien direct n’a pour le moment été mis au jour entre l’organisation et Ahmed Hanachi. Dans son téléphone, des audios de propagande jihadiste ont cependant été découverts. Mercredi, trois connaissances d’Ahmed Hanachi, dont l’un de ses derniers logeurs, ont été interpellées à Toulon. Les jours précédents, ce sont ses deux frères, Anis - suspecté d’avoir combattu en Syrie - et Anouar, qui ont été respectivement arrêtés en Italie et en Suisse. Leur possible influence sur Ahmed est aujourd’hui au cœur des investigations.
Frappadingue
A Zarzouna, les parents d'Ahmed Hanachi vivent dans une maison à la façade rose. En contrebas, des jeunes, goguenards, scrutent les étrangers en quête d'informations. «Ahmed, il n'a rien à voir avec la religion. C'est un drogué, qui buvait comme nous tous», pose d'emblée Nizar (1). Le jeune homme de 25 ans, cheveux courts soigneusement coiffés au gel et écouteurs dans les oreilles, montre volontiers ses tatouages et ses scarifications. Leur défonce favorite : les comprimés de Subutex pilés et dilués pour être injectés.
A Zarzouna, les récits reviennent invariablement sur le côté «frappadingue» de la famille Hanachi. Maître d'hôtel à Vienne, Noureddine, le père, n'était pas souvent à la maison. Et quand il y était, sa femme trinquait, surtout quand il levait le coude, ce qui arrivait souvent. «Cinglé», «alcoolique», «violent», «coureur de jupons», «bigame», le portrait est peu flatteur. Bon germanophone, Noureddine Hanachi aime, semble-t-il, provoquer les habitants du quartier, en chantant dans la langue de Goethe pour les faire enrager. Après l'annonce de l'attaque, il a jeté les photos d'Ahmed sur la route en le maudissant.
A l’issue d’une adolescence turbulente, Ahmed quitte la Tunisie à 17 ans. En bateau ? Par avion ? Nul ne le sait pour le moment. En France, sa trace apparaît dans les fichiers de police en 2005. Il est interpellé trois fois dans le sud de la France pour vol à l’étalage et situation irrégulière. Un an plus tard, Ahmed Hanachi s’établit à Aprilia, une petite commune située à 40 kilomètres au sud de Rome. Il y rencontre Ramona C., d’environ dix ans son aînée, qu’il épouse en 2008. Grâce à ce mariage, il obtient un permis de séjour valable jusqu’en janvier 2017. C’est ainsi qu’il échappe à l’expulsion, malgré deux arrestations pour trafic de drogue et tentative de vol dans un bar. Des affaires qui lui valent un an d’emprisonnement.
Durant ses années italiennes, Ahmed Hanachi vivote grâce à des petits boulots effectués dans les campagnes environnantes. Surtout, il s'adonne à divers trafics entre Aprilia et Latina, l'autre ville de ces marais pontins assainis dans les années 30 par Benito Mussolini. Sihem Zrelli, directrice d'une petite maison de retraite et fondatrice de l'association La Palma del Sud : «On n'a jamais rencontré Hanachi. Et pourtant on se connaît tous dans la communauté tunisienne.» Cette dernière assure aussi qu'il n'y a pas de foyers de radicalisation à Aprilia.
Le maire Antonio Terra confirme : «Il y a quelques années, un imam avait occupé une vieille école mais on l'a chassé. Il n'y a pas le moindre prédicateur radical ici, assure l'élu. Aprilia, le Molenbeek d'Italie ? C'est risible.» Mario, un ex-voisin, se souvient : «Ahmed vivait avec Ramona et ses beaux-parents, je ne l'ai jamais vu avec d'autres personnes.» Depuis l'attentat à la gare Saint-Charles, les parents de Ramona C., tous deux retraités, restent cloîtrés dans leur appartement. Aucune lumière, même à la nuit tombée, ne s'en dégage. «Ahmed n'est qu'un toxicomane, il n'a rien à voir avec la religion et l'Etat islamique», ont-ils indiqué aux policiers italiens, le lendemain de l'attentat.
Multiples alias
En 2014, la vie d'Ahmed Hanachi bascule. Ramona C. demande le divorce. Elle vit aujourd'hui à Zarzouna avec Mokhtar, un ancien ami du tueur de Marseille, non loin de la maison familiale. Une séparation qu'Ahmed n'a jamais digérée. «Je la connais bien, Ramona, une sacrée belle fille ! glisse un client au comptoir du Genestro, un café proche de l'appartement des C. Son père était désespéré. Il se demandait : avec tous les mecs qui traînent à Aprilia, pourquoi a-t-elle choisi celui-là ? Ahmed n'avait pas l'air très malin. En tout cas, il buvait de l'alcool, des bières et du vin. Je ne l'ai jamais vu prier. C'était un mec comme tout le monde, habillé à l'occidentale.» Décidée à collaborer à l'enquête, Ramona C. a été entendue mercredi par les policiers italiens à Civitavecchia.
Selon le Monde, Hanachi refait surface peu de temps après sa rupture à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Déjà très instable, l'homme s'enfonce alors irrémédiablement. Aux policiers qui l'appréhendent dans une affaire de port d'arme prohibé, il oppose de multiples alias. Quant à son adresse, il est incapable d'en décliner une. De fait, Hanachi gravite entre la Tunisie, Aprilia, Lyon, Marseille et Toulon.
A Zarzouna, c'est vers Anouar, l'aîné doctrinaire, que les regards se tournent lorsqu'affleure le sujet d'une possible islamisation d'Ahmed. Au lendemain de la révolution, Anouar a dirigé un groupe salafiste qui tenait d'une main de maître le quartier Laayoun. Il n'aurait pas hésité à séquestrer des dealers du quartier pour leur infliger les 80 coups de fouet prévus par la charia. «J'aurais été moins surpris si j'avais lu que c'était Anouar et pas Ahmed qui avait tué à Marseille», lance Sofiane, assis au café de la Véranda, au pied du pont qui relie Zarzouna à l'opulente Bizerte. Le pêcheur, l'oreille droite fendue et l'incisive gauche fêlée, embraye : «Ici, nous sommes tous drogués et plus ou moins chômeurs. On est capables de tout. Mais Anouar, c'est un homme malfaisant.» D'autres décrivent un simple malfrat qui utilisait son pouvoir pour racketter les habitants. «J'appartenais à son groupe, raconte un paisible commerçant dont l'échoppe se situe à proximité de la mosquée principale de Zarzouna. On l'avait choisi parce qu'on pensait qu'il était cultivé, qu'il connaissait le Coran. En fait, il nous appelait pour voler une moto. Puis, il contactait le propriétaire pour lui dire qu'il avait récupéré son bien, et qu'il pouvait le récupérer contre 1 000 dinars [343 euros].» Les deux scenarios ne sont pas incompatibles. Dimanche soir, Anouar et sa femme ont été arrêtés à la frontière italo-suisse. Eux aussi séjournaient en Europe clandestinement.
«Il sniffait tout le temps»
En 2015, Anouar et Anis - l'autre frère arrêté, lui, en Italie - auraient convaincu Ahmed de se sevrer façon Transpotting : «Ils l'ont enfermé dans sa chambre tout le temps du sevrage», assure Imad, un ami d'enfance d'Ahmed. Fini le temps ou le flambeur d'Aprilia menait grand train lors de ses brefs séjours tunisiens. Au fond du gouffre, Ahmed rumine la rupture avec Ramona. Et ce d'autant plus qu'il la croise quasi quotidiennement au bras de Mokhtar. Pour accélérer la guérison sentimentale, Anis aurait proposé à Ahmed d'aller séduire la sœur de Mokhtar pour se venger de sa trahison. Œil pour œil, dent pour dent. Mais quand il a compris que Ramona lui avait définitivement échappé, Ahmed a replongé dans la drogue. Salement. «On a passé le réveillon ensemble, il avait ramené de la cocaïne, il sniffait tout le temps», se souvient Imad.
Il y a quelques mois, dernier retour en Europe. Ahmed Hanachi repasse brièvement par Aprilia, côtoie des sans-abri à Lyon, occupe, fin juin, un réduit dans le quartier Saint-Mauront à Marseille, puis pose ses quelques affaires dans un appartement toulonnais. Selon une source policière, il survit désormais grâce à la solidarité de la diaspora tunisienne. Parmi les cinq personnes interpellées à Marseille après l’attentat - et toutes relâchées depuis -, l’une a expliqué avoir reçu il y a peu un appel d’Hanachi. Bloqué à Vintimille, il quémande de l’argent. Un virement lui a alors été envoyé, via Western Union. De ses multiples vies, Ahmed Hanachi n’avait rien conservé. Malgré plusieurs perquisitions réalisées après l’attentat, les policiers n’ont saisi que quelques fringues et une micro boulette de shit. De plus en plus marginalisé, le terroriste semble avoir scénarisé sa propre fin. Dernier geste effroyable d’un homme en perdition.
(1) Le prénom a été modifié.