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Libération
Trois questions à

William Bourdon: sur Lafarge, «il y a une énigme qu'il faut percer»

Partie civile dans l'enquête sur la poursuite des activités du cimentier en Syrie au prix de versements d'argent à des groupes armés dont l'Etat islamique, l'ONG Sherpa demande que Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères à l'époque, soit entendu par la justice. Son président s'explique.
L'avocat William Bourdon, fondateur de l'ONG Sherpa, à Paris le 6 septembre 2016. (Photo LIONEL BONAVENTURE. AFP)
publié le 13 octobre 2017 à 19h33

L’ONG Sherpa, partie civile dans l’enquête sur les activités du cimentier Lafarge en Syrie et qui a déposé plainte avec onze de ses anciens salariés syriens, a demandé vendredi l’audition par la justice de l’ex-ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius. Le groupe industriel fait l’objet d’une enquête judiciaire pour avoir indirectement financé des groupes armés en Syrie dont l’organisation Etat islamique (EI), afin de pouvoir poursuivre en 2013 et 2014 les activités de sa cimenterie flambant neuve LCS malgré le conflit.

Construite en 2010, cette cimenterie située à Jalabiya, dans le nord de la Syrie est la plus importante du Moyen-Orient et a représenté un investissement de près de 600 millions d’euros pour Lafarge. Entendus par les enquêteurs des douanes judiciaires chargés de l’enquête menée depuis juin par trois juges d’instruction, quatre anciens responsables du cimentier dont son ex-PDG Bruno Lafont, ont affirmé que cette volonté de rester coûte que coûte dans le pays en guerre avait reçu l’aval des autorités françaises. L’association anticorruption a donc demandé mercredi que l’actuel président du Conseil constitutionnel et deux anciens ambassadeurs de France en Syrie, Eric Chevallier et Franck Gellet, soient entendus par la justice. Les explications de l’avocat pénaliste William Bourdon, président de l’ONG Sherpa.

L’Etat français est-il coresponsable du maintien de Lafarge en Syrie ?

On n’en sait rien à ce stade mais la meilleure manière de le savoir est d’entendre les responsables du Quai d’Orsay de l’époque. Il y a une énigme qu’il faut percer sur le rôle précis de l’Etat dans cette affaire. Car c’est une chose de ne pas vouloir perdre un investissement de plusieurs centaines de millions d’euros pour Lafarge mais c’en est une autre que l’Etat ait pu les encourager à se maintenir en Syrie alors que tous les autres grands groupes industriels étrangers présents sur place avaient depuis longtemps plié bagage.

Que risque Lafarge dans cette affaire ?

On est sur des délits extrêmement graves de financement du terrorisme voire de crime contre l’humanité. Historiquement, on a déjà connu des exemples où la question de l’apathie voire d’un coaveuglement de l’Etat s’est posée. Cette accusation est un élément essentiel du dossier au vu des déclarations des responsables de Lafarge. Mais en l’état actuel de l’enquête, il faut bien le préciser, ces déclarations sont loin de caractériser une quelconque complicité pénale de l’Etat. Cela n’enlève rien au fait qu’il est indispensable de rechercher toutes les responsabilités si l’Etat devait être impliqué dans cette affaire.

Les dirigeants de Lafarge de l’époque, dont les agissements apparaissent accablants selon le rapport des douanes, ne cherchent-ils par ce biais à se dédouaner de leurs fautes ?

Il manque clairement des éléments pour parvenir à la manifestation de la vérité et notre démarche vise à aider les juges dans leur enquête. Si ce qu’avance Christian Herrault, l’ex-directeur général opérationnel de Lafarge, est vrai, alors il faut le pouvoir le vérifier et il n’y a pas d’autre manière d’y parvenir qu’en entendant les responsables du Quai d’Orsay de l’époque. Si les cadres et anciens dirigeants du groupe Lafarge cherchent vainement et tardivement par ce biais à diluer leurs responsabilités sur le dos de l’Etat, on pourra alors le savoir et leur stratégie de défense sera mise à jour. S’il y a un sous-jacent politique non dit dans cet encouragement imposé par des impératifs de renseignement, il faudra le savoir aussi. Toute la vérité doit être faite sur ce dossier d’une exceptionnelle gravité.