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Libération
Le portrait

Bernard Cazeneuve : Etat policé

Sous l’humour, le Premier ministre de la fin du quinquennat Hollande cache une nostalgie des mondes anciens et un goût maniaque de l’ordre.
Bernard Cazeneuve à Paris le 10 octobre 2017. (Photo ÉDOUARD CAUPEIL)
publié le 17 octobre 2017 à 17h06

La voix s’élève un tant soit peu. Cesse alors l’ambiance de sacristie qui voyait le dernier Premier ministre de Hollande chuchoter pour monopoliser l’attention. Il demande : «Est-ce que vous avez aimé mon livre ?» Le mot «aimer» tient de l’incongruité dans la bouche de ce surcontrôlé qui blinde la casemate de ses affects. Bernard Cazeneuve vient de publier le carnet de bord de ses 150 jours à Matignon. Ce journal aurait pu être un fourre-tout vite expédié. Au contraire, il est précisément tenu. Le style est classique et ouvragé. Il renvoie parfois au Mitterrand chroniqueur qui herborise les paysages français et effeuille avec cruauté la marguerite des personnages croisés. Quand, histoire de le dérider un peu et d’ébouriffer sa prudence, on en fait compliment à l’admirateur du socialiste charentais qui croit comme celui-ci aux «forces de l’esprit», il ne relève pas. Dans ces pages écrites au bord du lac du Verdon, où il passe ses étés, «dans une maison de village de 90 m2», on retrouve la précision du petit monsieur (1,67 m) tiré à quatre épingles comme l’humour vachard que chacun prête à cet esprit subtil, à l’oreille parfaite de choriste qui excelle en polyglotte et en imitateur.

Mélancolie littéraire. Mais, on découvre aussi un être mélancolique, qui va chercher dans le passé de quoi se rassurer sur l’éternité menacée. Il dit de ces promenades dans les ruines du passé, au bras de Chateaubriand : «Ça me donne de la force pour me projeter.» Un membre de son cabinet : «Il a un rapport particulier au temps. Comme cadeau d’adieu, on lui a offert un marronnier. Ce botaniste va le planter dans son jardin du côté de Senlis et le regarder pousser. Et ça lui importera beaucoup.» Bernard Cazeneuve avoue des goûts littéraires d’un classicisme torride. Il aime «Balzac, Flaubert, Stendhal». Dans les pièces de Tchekhov, il apprécie de voir des personnages constater qu’«un monde s’en va, sans savoir ce qui va venir ensuite».

Menus bien tenus. Fidèle et loyal à Hollande, comme au PS, au risque de se faire seppuku, il revendique, avec gourmandise, sa relégation dans «l'ancien monde» par les «marcheurs» d'avenir de Macron. En revanche, quand il cite Anouilh parlant des gardes d'Antigone, lesquels«sentent le cuir, l'ail et le vin rouge», il faut voir la sensualité contrariée d'un saliveur qui tient en laisse ses appétits, histoire que sa silhouette reste sanglée. Le menu des déjeuners de travail partagés avec Hollande est édifiant. Le Président boulotte viande rouge et pommes de terre, son Premier ministre commande poisson et légumes bouillis. Mais le député de Cherbourg craque bientôt pour le chocolat du dessert dont l'élu de Corrèze se repaît.

Acteurs 1970. Un 1er janvier d'après réveillon, Cazeneuve se promène entre amis dans la campagne givrée. Ce père de deux jeunes adultes, marié à une éditrice de livres pour enfants, compare cette déambulation paresseuse et bavarde à une scène de Claude Sautet. On le croyait amateur de Michel Audiard, l'anar très à droite. Il en connaît les dialogues par cœur, et ça lui servait de référence commune avec Macron. Mais il a aussi une dilection marquée pour Boisset, Truffaut, Hitchcock. Et pour l'univers de Chabrol où il aurait pu avoir son rond de serviette tant il pourrait jouer un notaire vénéneux ou un commissaire cachant ses angoisses sous un masque mortuaire. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il déclare sa flamme à Jean Poiret, «désopilant, surprenant», il est plus intriguant de le voir célébrer Sami Frey.

Loyauté maniaque. Dans le récit de ses derniers mois à Matignon, Cazeneuve fait émerger un alter ego qui finit en repoussoir. Ministre de la Défense, Le Drian glisse imperceptiblement vers la macronie. Le jour de la passation de pouvoirs, Cazeneuve boit un verre qui n’est qu’un au revoir avec son cabinet. Passent Le Drian, ministre transfuge, et son épouse, tous deux en tenue estivale. Bernard Cazeneuve écrit : «Il ne nous voit pas. Il marche en regardant devant lui.» Quand on fait valoir à cet homme de centre gauche, qui vénère Mendès, qu’il est tout à fait «Macron compatible» et qu’on l’aurait bien vu jouer les constructifs, il argumente en trois points. 1) Il croit au clivage gauche-droite, à l’image d’un père instituteur PS et d’une mère qui aurait bien voté Mélenchon si ce dernier n’avait pas traité son enfant d’«assassin» suite à la mort de Rémi Fraisse. 2) La loyauté est, pour lui, un impératif catégorique. Il ne se voyait pas jouer le saute-ruisseau du côté ensoleillé du Rubicon. Il a été jusqu’à refuser de lâcher Hamon, le candidat désigné par le PS quand il préférait Valls. Surtout, il tient plus que tout au service de l’Etat. 3) Il sait l’économie importante. Mais il croit plus encore à l’histoire, à la géographie, aux logiques de territoires, aux corps intermédiaires. Et il pense que le combat contre l’injustice doit être l’alpha et l’oméga qui doit guider toute action.

Ordre cravaté. Si l'on s'en tenait aux apparences vestimentaires, Cazeneuve pourrait incarner le comble du modéré un peu dandy et assez tradi. Le jour de la rencontre, il porte un costume croisé, d'un bleu sombre rayé qui doit être la concession maximale à la jovialité. Une amie : «Le dimanche, le décontracté de sa tenue consiste à ne pas repasser ses chaussettes.» Et la même de s'amuser de la rigueur de son dressing où chaque cravate est classée selon sa couleur et sa matière. Dans le cabinet d'avocats d'affaires qu'il a rejoint, et que dirige Gilles August, l'un des meilleurs amis du Cahuzac d'avant la chute, Cazeneuve a fait son entrée lors d'une fête d'été. Tous les collaborateurs étaient costumés en Pokémon. Lui trônait impassible dans son immuable chic anglais qui le voit apprécier Theresa May, l'actuelle locataire tory du 10 Downing Street pour son parfait classicisme vestimentaire twisté par l'excentricité des chaussures. Ses traits de caractère répertoriés renforcent la caricature de l'hypercalme. On le décrit «pondéré, posé, fidèle, respectueux des autres, refusant la violence verbale». Quelques médisants y ajoutent «fier de lui, au risque de paraître imbu de sa personne». Un ex de son cabinet raconte : «Bosser avec lui est un délice. Il est assez manager, hypermnésique et se met rarement en colère. Quand, sans jamais hausser la voix, il vous dit : "Je suis fou de rage, vraiment fou de rage", il faut le croire.»

Celui qui fut ministre de l'Intérieur au moment des attentats revendique son goût de l'ordre, bordé au carré. Il dit :«Je n'aime pas le désordre car ça entrave la réforme.» Il fallait sans doute cette impavidité qui cache une anxiété que sa maniaquerie remet dans les plis pour entrer chez Charlie ou au Bataclan, dans les odeurs de poudre et de sang, sans jamais partir en vrille.

2 juin 1963 Naissance à Senlis.

2014-2016 Ministre de l'Intérieur.

2016-2017 Premier ministre.

18 octobre 2017Chaque jour compte. 150 jours sous tension à Matignon (Stock).

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