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Justice

Vers l'extradition en Argentine d'un ex-flic accusé de crimes contre l'humanité

La chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles a autorisé ce jeudi l'extradition de Mario Sandoval, accusé notamment de la disparition d'un étudiant pendant la dictature de Videla.
Beatriz Cantarini de Abriata, mère de Hernan Abriata (disparu en 1976 en Argentine), lors d'une manifestation en 2014, à Buenos Aires. (Photo Daniel Garcia. AFP)
publié le 19 octobre 2017 à 15h53

Sur la photo en noir et blanc, on voit un jeune homme brun aux cheveux bouclés, souriant dans son costard-cravate. C'est la dernière image un peu vieillie d'Hernan Abriata, celle qui revient au gré des différentes manifestations, celle que sa famille a brandi devant l'ambassade de France il y a quelques mois, celle que sa mère, Beatriz, porte systématiquement au cou comme un talisman. Agée de 90 ans, elle a livré maintes fois le récit de la disparition de son fils, devant la Conadep (Commission nationale sur la disparition de personnes) et plusieurs instances internationales. La scène remonte au 30 octobre 1976 vers 2 heures du matin, avenue Elcano à Buenos Aire. Beatriz et son mari sont réveillés en sursaut par un «rugissement terrible». Puis des voix fortes leur intiment l'ordre de sortir de chez eux. Le couple se retrouve sur le trottoir, devant leur entrée détruite, le nez face au mur. Un policier en uniforme, qui se présente comme «Sandoval, de Coordinación Federal», cherche leur fils, Hernan. L'étudiant en architecture de 25 ans, militant de la Jeunesse universitaire péroniste (JUP), sera interrogé puis emmené sous les yeux de sa famille. Personne ne le reverra jamais.

Quarante ans plus tard, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles vient d'autoriser l'extradition de Mario Sandoval, 64 ans, vers l'Argentine. Ce dossier est particulièrement intéressant car il pose la question : comment considérer juridiquement le sort de personnes qui ne sont «ni mortes ni vivantes» ? En filigrane, c'est la problématique du temps, de l'oubli, de la preuve qui se pose. L'extradition de l'ancien membre de la police fédérale fait l'objet d'un véritable feuilleton depuis 2012. Le juge Sergio Torres, chargé de l'instruction du tentaculaire dossier de l'école de mécanique de la marine de guerre (Esma), le plus grand centre de détention et de torture clandestin sous la dictature, a en effet demandé à la justice française de lui remettre Mario Sandoval, suspecté de «tortures, privation illégale de liberté aggravée, tortures suivies de mort, crimes constitutifs de crimes contre l'humanité». Plus précisément, l'homme de 22 ans à l'époque serait impliqué dans 602 affaires de violation des droits de l'homme commises au sein de l'Esma où près de 5 000 opposants au régime de Jorge Rafael Videla ont été torturés. Selon plusieurs témoignages, celui qui était surnommé «El Churrasco» (le «beau gosse» ou «la grillade» selon les traductions), était membre du «grupo de tarea» ( groupe de travail) 3.3.2 spécialisé dans la «lutte antisubversive» entre 1976 et 1979. Il est mis en cause nommément dans le dossier de la disparition d'Hernan Abriata qui a été vu pour la dernière fois à l'Esma.

Arrivé en France après la chute de la junte, Mario Sandoval a été naturalisé en 1997 (ce qui n'empêche pas son extradition car il n'était pas français à l'époque des faits) et a fait carrière en toute impunité. Spécialisé en intelligence économique, il a donné des cours à l'Institut des hautes études pour l'Amérique latine et entrenu des liens avec la Sorbonne nouvelle ou l'université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Il se présente aujourd'hui comme vice-président de l'Association internationale francophone d'intelligence économique (Aifie) et participe à différents colloques dans le monde. En 2008, le quotidien argentin Pagina 12 révélait son intervention dans les hautes sphères politiques, notamment au sein du Conseil de défense et de sécurité nationale créé par l'ancien président Nicolas Sarkozy. Il aurait également fait partie d'une délégation autour d'Alain Juillet, ancien directeur de la DGSE. Proche des paramilitaires d'extrême droite en Colombie, il a participé en tant que «conseiller politique» à une importante réunion clandestine de leurs chefs en juillet 2001 à Ralito.

Placé sous contrôle judiciaire depuis 2013, l'intéressé s'est insurgé, lors des différentes audiences, contre «une chasse à l'homme», «la fabrication d'un coupable» ou «l'acharnement», invoquant une homonymie. L'argument a été écarté – acte de naissance, dossier administratif de la police fédérale et nombreux témoignages à l'appui – par les magistrats de la cour d'appel de Paris. Puis par ceux de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles. En 2014, les premiers ont considéré qu'il n'y avait «aucune erreur évidente quant à l'identité de la personne réclamée» et rendu un avis favorable à la demande d'extradition de l'Argentine. En 2017, le même raisonnement a été suivi. Dans ces deux décisions, les magistrats ont considéré qu'il s'agissait de faits de «détention et séquestration» – en droit français la disparition n'existe pas – qui sont des infractions «continues» : «Elles ne se prescrivent qu'au moment où elles ont pris fin.» Autrement dit, tant que la victime n'est pas réapparue, morte ou vivante, la prescription, qui serait de 10 ans en matière de crime non élucidé, n'intervient pas.

Cependant le 18 février 2015, la Cour de cassation a été dans le sens contraire, en annulant l'autorisation d'extradition. Les magistrats de la plus haute juridiction ont quant à eux estimé que les juges parisiens se basaient sur des «motifs hypothétiques», qu'ils ne s'expliquaient pas assez «sur la prolongation de la séquestration d'Hernan Abriata, au-delà du renversement du régime dictatorial argentin en 1983». Si la Cour de cassation n'a pas affirmé explicitement la prescription des faits, elle a néanmoins considéré qu'on ne pouvait l'écarter. «La chambre de l'instruction n'a pas donné de base légale à sa décision», a-t-elle motivé. A cet égard, la décision rendue en 2015 est inédite, allant à l'encontre de la jurisprudence française et internationale, notamment de la qualification de crime «continu», qui a jusqu'ici permis que les responsables d'enlèvements puissent être jugés, même plusieurs décennies après les faits. En 2010, la cour d'assises de Paris avait par exemple condamné quatorze responsables de la dictature Pinochet pour l'arrestation, la séquestration, la détention arbitraire et la torture de quatre ressortissants franco-chiliens.

Ce jeudi, les juges de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles ont donc tranché la question suivante par la positive : peut-on toujours parler de séquestration postérieurement au retour d’une démocratie ? Pourtant la bataille judiciaire n’est pas encore achevée : selon l’AFP, l’avocat de Mario Sandoval a annoncé son intention de se pourvoir en cassation. Au terme du processus, c’est par un décret du Premier ministre, susceptible d’être attaqué devant le Conseil d’Etat, que l’extradition pourra s’effectuer.