Que se passe-t-il au juste, le plus souvent en toute légalité, derrière les portes des laboratoires français de recherche médicale ? L'association Animal Testing publie ce lundi sur Libération une enquête vidéo filmée en caméra cachée dans un grand laboratoire parisien. Une première en France, sur laquelle revient aussi un documentaire diffusé ce lundi soir sur Planète+.
Les images ci-dessous ont été tournées en 2017 par une lanceuse d'alerte, que nous appelerons Julie (1). Elle est animalière dans le laboratoire en question et Libération a pu la rencontrer. C'est elle qui a contacté l'association Animal Testing, afin de dénoncer le sort réservé aux souris. Son quotidien depuis plusieurs années : changer leurs litières, les sevrer, prélever leur sang, leurs organes, leurs tumeurs – «sur des animaux morts ou vivants» –, leur injecter des produits ou des cellules cancéreuses et, bien sûr, les tuer, «mais on préfère parler d'euthanasie ou de mise à mort». Elle estime que son laboratoire accueille plusieurs milliers de souris simultanément.
Dislocation cervicale et asphyxie au CO2
Dans les neuf minutes d'images qui sont diffusées ce lundi, et qui ne contiennent aucune pratique qui puisse être qualifiée d'illégale, on peut notamment voir les deux façons les plus courantes de tuer les souris. La première est la «dislocation cervicale» – «avec ses propres mains on va tenir la souris et rompre la colonne cervicale. Pour qu'il n'y ait plus de connexion entre le cerveau et le corps. Ça j'en ai fait, je dirais, des centaines de fois», explique Julie, qui précise que l'opération ne fonctionne pas toujours au premier essai. La seconde : l'asphyxie, dans des caissons de CO2. Une technique que Julie qualifie d'«agressive» car, si elle permet de tuer un plus grand nombre d'animaux en même temps, «l'animal meurt en deux voire trois minutes. On voit que les souris respirent très vite, elles cherchent à se déplacer, elles titubent… pas besoin d'être scientifique pour voir qu'elles ne vont pas bien», commente-t-elle. Dans les images vidéo, on voit par exemple une souris qui a survécu plus longtemps que les autres à cette technique d'étouffement. L'une comme l'autre sont des opérations que Julie qualifie de «courantes et quotidiennes».
Quels «points limite» ?
Les souris utilisées dans ce labo sont issues de plusieurs souches. Choisies selon les projets de recherche, elles sont, sauf cas particuliers, modifiées génétiquement – une situation qui concerne environ 19% des animaux utilisés à des fins scientifiques dans l'Hexagone – et rendues malades. Leurs tumeurs sont parfois si grosses qu'un chercheur compare la façon de se déplacer des animaux à celle d'un être humain qui porterait «un sac-à-dos».
Un autre explique avoir dû travailler avec des souris aveugles, car les anesthésies sont pratiquées au niveau oculaire et peuvent entrainer une cécité. Il a même, confie-t-il, «retrouvé des yeux [de souris] dans les cuves» et compare les organes aux «petites billes de cartouches d'encre» qu'il collectionnait étant enfant.
De son côté, Julie explique que ce qui l'a poussée à témoigner est la requête d'un chercheur qui lui a demandé «de prélever du sang sur un certain nombre de souris, plusieurs dizaines, autant de sang qu'il était possible sur chaque animal, sans anesthésie, en les prélevant au niveau de l'œil». Une demande qui, assure-t-elle, a été avalisée par son responsable de laboratoire. Mais pour elle, «on ne peut pas prélever du sang sur un être vivant jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de sang, comme si c'était un flacon, et qu'il meure de ce qu'on lui fait subir». Une expérience similaire apparaît également dans la vidéo.
«Parfois on laisse les souris mourir de leur maladie, d'autres fois on détermine la mise à mort en fonction de l'âge, ou de la taille de la tumeur», détaille Julie. Selon ses observations, les gens qui travaillent avec les animaux de laboratoire ne respectent pas tout le temps le protocole, ou les «points limites» qui doivent déterminer les mesures à prendre lorsque des animaux souffrent trop : arrêt du processus, traitements destinés à réduire la douleur ou encore euthanasie.
«Les points limites imaginés par les chercheurs étaient à un stade où cela ne sert plus à rien de se dire qu'on se soucie de la douleur des animaux», explique Julie. Selon Animal Testing, il arrive également que des protocoles soient réalisés sans utilisation d'antidouleurs. Dans un document que se serait procuré l'association, des scientifiques justifient par exemple ce choix par le fait que les antalgiques pourraient interférer avec les mesures qu'ils doivent faire.
«Ça nous détruit»
La situation peut s'avérer aussi très difficile à vivre pour les hommes et femmes ayant la tâche de s'occuper des animaux. Les alertes qu'ils lancent sont peu prises en compte en interne. «On est en direct avec leurs blessures. On est enfermé avec eux, toute la journée, dans leur environnement. Sans lumière, sans fenêtre. Seul. Forcément on se remet en question. Au bout d'un moment, on devient fou, on devient malheureux, ça nous détruit», explique Julie, qui fait partie d'un comité d'éthique censé évaluer les projets, le nombre d'animaux utilisés et leur souffrance. Sauf que, selon elle, cette évaluation se fait sous «la pression des collègues, du responsable de laboratoire, de la hiérarchie», et il deviendrait difficile de «montrer une résistance ou un désaccord». «On n'est pas suivi ni soutenu», regrette-t-elle.
Aujourd'hui, Julie n'a «plus envie de faire ce métier», mais elle rappelle que, comme elle, certains travailleurs des laboratoires «s'attachent à leurs animaux», qu'ils ont parfois des «mascottes». «On vit avec eux tout le temps […] Par l'observation, le suivi des recherches, on réalise que ce qui nous sépare des autres animaux, ce n'est pas grand-chose.»
Vers un débat public ouvert ?
Par cette vidéo, elle entend d'abord questionner le «tabou» qui entoure ces pratiques, souvent subventionnées par de l'argent public. «Dès le départ, j'ai trouvé cela horrible, mais il y a le côté utile : les vaccins, les malades, les enfants…», explique-t-elle à Libération. Au départ, elle estime même que ces pratiques sont «un mal pour un bien». Mais, décidément peu convaincue par son expérience, elle considère désormais qu'«il faut que les gens sachent ce qui se passe, que les citoyens aient leur mot à dire».
Selon une enquête du ministère de la Recherche, 1,76 million d'animaux ont été utilisés en 2014 dans les établissements français, dont presque la moitié étaient des souris. Viennent ensuite les poissons (30,3%), le rat (7,4%) et le lapin (5%). On recense aussi des moutons, des chiens, des chats, des chèvres, des singes, des chevaux, des reptiles… L'association Animal Testing, qui avait notamment révélé la condition des chiens utilisés dans des expériences financées par l'AFM-Téléthon, réclame l'ouverture d'une commission parlementaire sur cette question et l'obligation de l'utilisation des antidouleurs pour toutes les expériences.
«On n'est absolument pas contre la recherche, mais on estime que le modèle des animaux n'est pas forcément le bon, précise Joanna Trouchaud, responsable de la communication d'Animal Testing. En France, la parole s'est libérée sur les abattoirs, nous voulons ouvrir le débat sur la recherche, en faisant participer les chercheurs», ajoute-t-elle. Elle soulève la question : «naître pour une vie de souffrances, qu'y a-t-il de plus horrible ?»
En France, le décret en vigueur date de 2001. Une directive européenne datant de 2010, qui n'est pas contraignante, va dans le sens d'une abolition. Le texte précise que, si l'utilisation d'animaux «demeure nécessaire», «il est souhaitable de remplacer l'utilisation d'animaux vivants dans les procédures par d'autres méthodes», et que «l'objectif final» est «le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives, dès que ce sera possible sur un plan scientifique». Cette directive s'aligne à la règle dite des trois R : réduire le nombre d'animaux utilisés, remplacer le modèle et rafinner la méthodologie. En janvier 2017, 29 eurodéputés, dont Michèle Rivasi, Younous Omarjee et Pascal Durand, ont adressé une lettre à la Commission européenne afin de fixer «un calendrier précis sur la mise en œuvre de la directive».
(1) Le prénom a été changé.