Victime de «racket» ou responsable de «financement d’une entreprise terroriste» ? Trois anciens dirigeants de Lafarge, leader français du matériel de construction, ont été mis en examen vendredi après-midi, pour avoir versé des fonds aux factions militaires ayant contrôlé la zone où est implantée sa cimenterie dans le nord de la Syrie. Il s'agit de Frédéric Jolibois, directeur de l’usine à partir de 2014, Bruno Pescheux, son prédécesseur entre 2008 et 2014, et Jean-Claude Veillard, directeur central de la sécurité chez Lafarge.
Cette cimenterie avait été créée en 2008, en période de paix. Après déclenchement des hostilités, Lafarge avait maintenu ses activités, vaille que vaille, espérant ainsi pouvoir participer au juteux marché de la reconstruction une fois la guerre terminée. Sauf qu’entre-temps, ses responsables ont dû composer avec les divers groupements armés se disputant la zone à partir de 2012 : les Kurdes, les sunnites du Front al-Nusra puis, les troupes de l’Etat islamique (EI).
Embargo économique
Comme l'ont expliqué les dirigeants, dénonçant une «économie de racket» dont ils auraient été victimes, il s'agissait de verser en liquide environ 100 000 dollars par mois (plus de 83 800 euros) – dont «seulement» 20 000 pour l'EI, selon eux – pour garantir la pérennité de cette cimenterie. De quoi nourrir les suspicions de financement du terrorisme, et la plainte déposée par l'association Sherpa. Mais cela ne vaudrait qu'à partir de l'été 2014, date à partir de laquelle l'EI avait pris définitivement le contrôle de la zone, et ne concernerait pas l'impôt révolutionnaire précédemment opéré par les Kurdes.
Bercy, dans une plainte complémentaire, s’est contenté de dénoncer une violation de l’embargo économique sur la Syrie, décrété en 2012. Quand Total avait décidé de quitter la Syrie, Lafarge s’y était maintenue mordicus, au risque de mettre en péril ses employés locaux. Il s’agit donc de l’autre chef de mise en examen, et l’objet principal de la plainte de Sherpa : «mise en danger de la vie d’autrui». Ainsi, quand la direction française et les expatriés de la cimenterie s’étaient prudemment repliés en Egypte, ils avaient en première ligne des employés locaux, dont des chrétiens, qui avaient tout à redouter de l’arrivée de Daech…
Pour la suite de l’enquête, il restera à définir la responsabilité de l'«état-major» parisien du groupe Lafarge, qui a prétexté jusqu’à présent l’autonomie de ses responsables locaux. Voire du quai d’Orsay, parfaitement au courant du maintien de cette cimenterie, mais n’ayant jamais donné instruction à Lafarge de déguerpir.