C’est ce mercredi que Radio Orient doit être fixée sur son sort - poursuite de son activité ou liquidation - par le tribunal de commerce de Nanterre. Endettée à hauteur de 2,2 millions d’euros, la station est en redressement judiciaire depuis le 19 octobre 2016. Officiellement nommée Regroupement des radios musulmanes de France, elle est classée comme généraliste «communautaire». Ses riches programmes culturels, ses émissions religieuses orientées vers un «islam des Lumières», ses talk-shows politiques aux invités très divers (d’Olivier Besancenot à Marine Le Pen), ainsi qu’une rédaction franco-arabe, ont fait sa renommée pendant de nombreuses années. Mais son modèle économique, très dépendant de la famille Hariri, l’a conduite au bord du gouffre. Elle n’emploie aujourd’hui plus qu’une douzaine de salariés, contre 90 au début des années 2000.
La station a été lancée clandestinement en 1982 par Raghid el-Chammah, un journaliste libanais qui a fui la guerre civile au pays du Cèdre. Il profite alors d’un contexte favorable : la présence d’une communauté libanaise exilée dynamique, l’essor d’une génération issue de l’immigration postcoloniale plus revendicatrice et le développement des radios libres, facilité par l’arrivée des socialistes au pouvoir.
En 1992, Rafic Hariri, qui a fait fortune en Arabie Saoudite, devient Premier ministre au Liban. En quête de visibilité médiatique, il rachète la majorité des parts de Radio Orient, qui est à l’époque la première station arabophone créée en Europe. Un an plus tard, Hariri devient même l’unique propriétaire, et lance sa chaîne de télévision libanaise : Future TV. Son arrivée aux commandes développe considérablement la station.
Succession de plans sociaux
Contrairement à la majorité des radios privées, la part de la publicité dans son financement est résiduelle, représentant moins de 20 % de ses recettes. «Jusqu'à récemment, Radio Orient a tiré l'essentiel de ses revenus de la vente de ses programmes à l'étranger», affirme le PDG de l'antenne, Jamil Shalak. Concrètement, la radio vend ses programmes à une société qui lui verse en échange une redevance annuelle. Cette dernière les revend ensuite à diverses stations du Proche et du Moyen-Orient. «C'est la version officielle, explique un ancien salarié. Rien n'est communiqué sur l'identité et sur la localisation des radios auxquelles sont vendus les programmes, ni la quantité du contenu cédé.» En clair, les contrats d'export pourraient très bien s'assimiler à des subventions cachées. Radio Orient appartient à la société de droit libanais Arab United Press, basée à Beyrouth et possédée par la famille Hariri, et ne peut être financée que par elle, selon les règles déterminées par le CSA.
Ce qui sème le doute, c’est que depuis le début des années 2000, les sociétés successives achetant le signal de Radio Orient appartiennent toutes à la sphère de la famille Hariri. Jusqu’à 2010, il s’agit de Wave Holding puis, de 2011 à 2013, de la société Mediatize SARL (installée dans le siège de la Bankmed à Beyrouth, propriété des Hariri), et enfin, depuis 2013, de Future TV. Jusqu’à 2010, les contrats à l’export rapportent, selon les années, entre 4,5 et 6 millions d’euros, soit environ 80 % des recettes de Radio Orient. Mais à partir de 2009, un même schéma délétère se reproduit : les sociétés appartenant au clan Hariri arrêtent progressivement de payer la redevance annuelle à Radio Orient, provoquant une succession de plans sociaux. Une manière pour la famille de se désengager. En 2009, Wave Holding cesse ainsi de payer sa redevance. En 2010, elle doit 7 millions d’euros à la station. Conséquence : les effectifs passent de 70 à 36 salariés.
«Explication politique»
Un scénario démenti par Jamil Shalak : «A partir de 2010, les différentes sociétés qui ont exploité notre signal ne sont plus parvenues à vendre nos programmes aux médias arabes au Maghreb. L'insécurité était perçue par nos clients un an avant l'arrivée du printemps arabe.» Mais comment expliquer un arrêt brutal du versement de la redevance de Wave Holding dès 2009 ? «Il faut rechercher une explication politique», assure un ancien salarié. L'interruption des paiements intervient en effet en 2009, période pendant laquelle Saad Hariri devient Premier ministre, et reprend le pôle «médias» hérité de son père. Jusqu'ici, il était géré par Nazek Hariri, la seconde épouse de l'ancien dirigeant assassiné en 2005. Saad, fils de la première femme de Rafic Hariri, Nida, aurait alors décidé de limiter le financement de Wave Holding. La radio n'étant plus aussi utile qu'à l'époque où Rafic Hariri et Jacques Chirac occupaient les plus hauts postes du pouvoir.
En 2011 et 2012, la société Médiatize est choisie pour remplacer Wave Holding, mais ne verse pas davantage la redevance qu’elle doit à Radio Orient. Nouveau plan de licenciements au printemps 2013, provoquant le départ de neuf salariés. La station rétrocède huit de ses fréquences pour récupérer des liquidités. En 2013, c’est Future TV qui prend la place de Médiatize. Entre 2014 et 2016, la chaîne libanaise ne verse qu’irrégulièrement la redevance, et doit à Radio Orient plus de 2 millions d’euros. Il faut dire que la télévision est elle-même en grande difficulté. Ses salariés ne sont pas payés depuis des mois. Elle est, en effet, essentiellement financée par les profits réalisés par la compagnie de Saad Hariri en Arabie Saoudite : le géant du BTP Saudi Oger qui, à partir de la fin de l’année 2014, commence à sombrer. Les recettes de Radio Orient en font les frais. Cette fois-ci, la station ne peut plus s’en sortir seulement avec un énième plan social. Ne percevant plus de redevance, elle n’est plus en mesure de payer, pendant un an et demi, les loyers des locaux qu’elle occupe à Clichy, accumulant plus d’un million d’euros de dettes, auxquels s’ajoutent d’autres frais (Sacem, Urssaf, fournisseurs…).
Radio Orient pense pouvoir payer ses loyers en retard, car son bailleur n'est autre qu'Oger International, la filiale française de Saudi Oger, appartenant à Saad Hariri. Mais en septembre 2016, Oger International est placée en procédure de sauvegarde, sa maison mère saoudienne lui devant 45 millions d'euros. L'administrateur judiciaire d'Oger International demande aussitôt le recouvrement des créances, donc les loyers impayés par Radio Orient. L'entreprise n'a pas d'autre choix que de demander un redressement judiciaire. La boucle est bouclée. «Radio Orient a continué à louer un local de près de 1 000 m², alors que le nombre de salariés avait considérablement diminué. C'est une faute grave de gestion de la direction», s'indigne Nadia Bey, l'ex-animatrice de l'émission Voies de femmes. Huit salariés sont encore licenciés en juin 2017.
Pourtant, dès son arrivée en mai 2012, le nouveau PDG de Radio Orient, Jamil Shalak, ancien DRH de la boîte, a lancé une politique commerciale pour rendre Radio Orient moins dépendante de l’étranger. La radio a alors conclu un accord de régie publicitaire avec le groupement d’intérêt économique (GIE) les Indés radios. Il s’agit d’un regroupement de 130 stations indépendantes, qui traitent avec la régie publicitaire de TF1. Selon le PDG, ces recettes représentent environ 1,2 million d’euros par an. Mais le département commercial est progressivement liquidé, au fur et à mesure des licenciements, ne permettant plus à la radio de trouver assez d’annonceurs pour cibler son audimat, indépendamment de la régie de TFI. Le service commercial de Radio Orient ne rapporte plus aujourd’hui que 400 000 euros par an.
Après le redressement judiciaire, Radio Orient a migré dans de plus petits locaux du même bâtiment, qu'elle a entièrement refaits et équipés, le tout pour 370 000 euros. C'est que, depuis le jugement au tribunal de Nanterre, Future TV s'est mise à rembourser progressivement les sommes qu'elle doit à Radio Orient. «Saad Hariri [qui a annoncé, mardi, qu'il renonçait à démissionner de son poste de Premier ministre], ne peut pas laisser disparaître Radio Orient, observe un ancien salarié, car il existe une volonté de la part de l'Arabie Saoudite, dont il est l'allié, de maintenir en vie la seule station française qui diffuse la prière de La Mecque le vendredi. Dans le cadre de l'actuelle rivalité avec le Qatar, c'est capital.» «Il n'est pas question de laisser tomber cette radio, assure Jamil Shalak. Nous avons été présélectionnés par la RNT [radio numérique terrestre] pour douze fréquences.»
Procès prud’homaux
La radio cherche actuellement son positionnement. «Elle est en quête d'identité, et s'adresse davantage à la communauté orientale, minoritaire par rapport à la communauté maghrébine en France, estime Wafa Dahman, spécialiste des radios «communautaires» et cofondatrice de Radio Salam, à Lyon. Elle vise plutôt la première génération d'immigrés arabophone, alors que les jeunes écoutent davantage des radios comme Beur FM.» La disparition d'émissions phares et de grandes «signatures» pose aussi problème. «La plupart des journalistes compétents sont partis, et la radio va se transformer en playlist de musique arabe», pronostique un ancien salarié. En outre, plusieurs ex-salariés évoquent «des pressions permanentes» de la direction, des burn-out et un «culte de la personnalité» du PDG.
Depuis la restructuration de 2013, les procès prud'homaux se sont multipliés : une demi-douzaine sur une trentaine de salariés, une «procédure classique dans le métier», selon le PDG, qui sera «en principe» juge assesseur au conseil des prudhommes de Paris en 2018. Une affaire a marqué les esprits : celle de Hegab Rahmani, une pigiste non voyante, embauchée pendant treize ans de manière discontinue en CDD d'usage. Un type de contrat utilisé principalement pour faire face aux hausses saisonnières de charges de travail. La pigiste, qui avait confiance en son patron, n'a jamais demandé à relire son contrat. «Je me suis rendu compte au bout de nombreuses années que je n'étais pas embauchée», raconte l'ex-salariée, qui a demandé une requalification en CDI. Shalak soupire: «On utilise son cas pour faire pleurer la veuve et l'orphelin.»