Intense bal des faux-culs au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris. S’enchaînent les gardes à vue puis les mises en examen d’actuels ou anciens dirigeants de Lafarge (1). Ils sont soupçonnés d’avoir financé entre 2012 et 2014 des groupes terroristes pour mieux maintenir en activité sa cimenterie dans le nord de la Syrie, qui avait été inaugurée en 2010. Pour leur défense, tous ces hauts dirigeants d’une emblématique entreprise, alors française (fusionnée avec le suisse Holcim en juillet 2015) ont soudainement renoncé à leur imperium managérial pour mieux se défausser sur des subalternes. Sur le thème «je n’étais pas au courant», ou «c’est pas moi, c’est l’autre».
A tout seigneur tout honneur, Bruno Lafont, PDG en titre de 2007 à 2015, qui devait être mis en examen vendredi. Sa précédente audition en tant que témoin, en janvier devant les flics, fut un grand moment d'enfumage : «Je ne sais pas», «je n'ai pas d'information», «on ne me rendait pas compte directement», «nos filiales ont un pouvoir de décision propre», ad nauseam. Jusqu'à ce morceau de bravoure : «La corruption n'est pas une affaire de régime mais de comportement. On avait un système de "compliance" qui était robuste. Je n'ai jamais vu de gros problème dans lequel s'est retrouvé Lafarge. Pour moi, les choses étaient sous contrôle. Si rien ne me remontait, c'est que rien de matériel ne se passait.» Et cette dernière pour la route : «Je ne sais pas ce que veut dire Daech.»
Or, la justice française soupçonne Lafarge d’avoir arrosé, dans l’ordre : les Kurdes du PYD, les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL), les jihadistes du Front al-Nusra, et enfin l’Etat islamique. Dès 2012, neuf salariés alaouites (la confrérie du régime Al-Assad) sont enlevés par des milices kurdes, qui obtiendront une rançon de 200 000 dollars de Lafarge.
«Racket». D'entrée, le pli est pris, comme le résume Christian Herrault, ancien DG de Lafarge en charge du Moyen-Orient, qui devait être aussi mis en examen vendredi : «On s'est alors mis en mode survie dans une situation de racket, même si c'était alors les "bons" qui rackettaient.» Fatalement, viendra le tour de Daech : à l'été 2014, les troupes de l'Etat islamique prendront temporairement le contrôle de la zone, puis de la cimenterie en tant que telle. Le même Herrault tempère sur procès-verbal : «Le rackettage de Daech, c'était l'équivalent de 500 tonnes [de ciment, ndlr]. Sachant qu'on avait trois silos de 20 000 tonnes, est-ce qu'on va tout plier [plier bagage, ndlr] pour 500 ?» A la différence d'autres dignitaires de Lafarge, Herrault, désormais retraité, assume courageusement tout ce qu'il a fait au sein de la boîte, mais ne peut s'empêcher d'élargir le cercle des responsabilités vers le gouvernement français. «Tous les six mois, on allait voir l'ambassade de France en Syrie et personne ne nous a jamais dit de partir […]. Le Quai d'Orsay disait qu'il faut tenir, que cela allait se régler.» Car outre le financement du terrorisme, Lafarge est également poursuivi, sur plainte de Bercy, pour violation des embargos de l'Europe et des Nations unies sur la Syrie.
Les petites mains, anciens responsables directs de la cimenterie syrienne, ont été mises en examen une semaine plus tôt. Elles admettent, sous couvert de fausses factures, des versements en liquide (jusqu'à 200 000 dollars par mois) aux diverses factions, in fine à Daech. Comme le résumera l'enquête préliminaire des douanes, en mai : «Si seulement trois personnes avouent avoir eu connaissance de ces pratiques, contribuant indirectement au financement de groupes armés locaux, dont certains sont considérés comme terroristes par la communauté internationale, il est tout à fait vraisemblable que d'autres aient couvert ces agissements, la direction française validant ces remises de fonds en produisant de fausses pièces comptables.»
Parmi cette direction française, outre Bruno Lafont, il y a Eric Olsen. DRH à l'époque des faits, puis nommé DG en 2015 en remplacement de Lafont au moment de la fusion, il campe le haut dirigeant pris en sandwich. Par le bas, car «la chaîne de décision est le patron par pays». Puis par le haut : quand un enquêteur lui demande «qui pouvait décider de rester dans ce pays en guerre ?», Olsen répond sur PV dans l'enquête préliminaire du parquet : «Bruno Lafont, et bien sûr le conseil d'administration.» Lui-même n'étant en mesure que de donner un «avis», car il n'était «que DRH». Dans la même veine, Jean-Claude Veillard, ancien militaire responsable de la sécurité des usines, se présente comme le bon moine soldat sur son seul domaine de compétence. Pour le reste, il remettait des comptes rendus «de la main à la main» à son PDG, et au diable la gouvernance d'entreprise. Il a été mis en examen jeudi pour «financement d'une entreprise terroriste» et «mise en danger de la vie d'autrui», et placé sous contrôle judiciaire…
Défausse. Reste ce mystérieux message de l'EI envoyé en septembre 2014 à ses troupes, et récupéré par la justice française : «Au nom d'Allah le miséricordieux, les frères moudjahidin sont priés de laisser passer aux barrages ce véhicule transportant du ciment de l'usine Lafarge, après accord avec l'entreprise pour le transport de cette matière.» Laquelle se retranche derrière ses transporteurs, dont elle surfacturait les prestations ; à charge pour eux de rétrocéder à qui de droit. De l'art de la défausse, le cas Lafarge pouvait désormais être enseigné dans les écoles de management.
(1) Après la mise en examen la semaine dernière des deux anciens directeurs de l’usine, Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois, et du responsable de la sécurité du groupe, Jean-Claude Veillard, ainsi que, jeudi, celle d’Eric Olsen, ex-DG, deux autres dirigeants nationaux du groupe sont poursuivis : Bruno Lafont, ex-PDG, et Christian Herrault, en charge du Moyen-Orient.