Il y a deux ans presque jour pour jour, après le succès historique des nationalistes aux élections territoriales, Corse-Matin titrait : «E avà ?» («et maintenant ?»). Aujourd'hui, après la victoire écrasante de la coalition Pè a Corsica (autonomistes et indépendantistes), qui a remporté, avec plus de 56% des voix et environ 48% d'abstention, un scrutin régional aux enjeux inédits pour l'île, la même question est posée. Et cette fois, «Paris devra nous répondre», préviennent les élus nationalistes.
Après vingt-quatre mois aux commandes de la région, la majorité sortante se trouve en position de force. «Les nationalistes n'ont pas eu le temps de décevoir, note Andria Fazi, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Corte. Ils ont même su rassurer les électeurs les moins convaincus.» Depuis le dépôt des armes par le FLNC en juin 2014, ceux que l'on qualifiait il y a quelques années encore de «poseurs de bombes» se sont imposés comme la première force politique de Corse. En un peu plus de trois ans, les «natios» ont fait tomber la mairie de Bastia, conquis la région, arraché trois députations sur les quatre que compte l'île et viennent de s'offrir sur un plateau la future collectivité unique. Une situation inédite pour un parti politique insulaire cantonné, des décennies durant, à l'opposition et au militantisme de terrain.
«Travail titanesque»
Portée par une dynamique de vote sans précédent, confortée par l'effondrement des partis traditionnels, la coalition Pè a Corsica se retrouve pour la première fois de l'histoire du «mouvement national» avec toutes les cartes en main. Désormais, il va falloir «construire un pays», ainsi que le souligne le slogan de campagne. Sans doute plus facile à dire qu'à faire : «Le résultat du vote est évidemment très encourageant, analyse une jeune élue de la majorité. Mais c'est une énorme responsabilité et nous avons un travail titanesque à accomplir.»
Avec l'arrivée de la collectivité unique (fusion de la collectivité territoriale et des deux conseils départementaux) au 1er janvier 2018, Pè a Corsica dispose d'un outil institutionnel propice à porter le projet d'autonomie sur lequel ils se sont accordés. En mettant de côté (pour le moment) une marche vers l'indépendance, ils ont réussi à attirer des électeurs autrefois effrayés par leur ligne politique.
La bataille des idées, elle, a été remportée avant même l’accès aux responsabilités, les revendications historiques des nationalistes ayant été adoptées par des délibérations de l’Assemblée de Corse sous la précédente mandature de gauche. La question de la langue, autrefois polémique, fait désormais consensus et la majorité des partis se sont accordés pour réclamer la coofficialité du corse et du français dans l’île. Pareillement, le statut de résident permettant d’accéder à la propriété après cinq ans de résidence principale sur le territoire a su faire son chemin au sein d’une population confrontée quotidiennement aux problèmes de la spéculation immobilière (quatre logements sur dix sont des résidences secondaires). Autant de revendications a priori anticonstitutionnelles. Pour régler le problème, l’inscription de la spécificité de la Corse dans la loi fondamentale est un autre sujet qui ne fait plus débat sur l’île.
Silence poli
Les anciennes revendications militantes ont tant et si bien infusé dans la société que le sort des «prisonniers politiques» lui-même a fait l'objet d'une délibération de l'Assemblée (lire pages 4-5). «Ce contexte favorable, nous l'avons construit, analyse Jean-Christophe Angelini, président de l'Agence de développement économique de la Corse et troisième sur la liste de Pè a Corsica. Même les gens qui ne sont pas d'accord avec nous sur la ligne politique ont compris l'intérêt de la coofficialité et du statut de résident. Il n'y a plus d'opposition entre la défense des fondamentaux et l'ouverture vers un électorat plus large.» Pourtant, si les mentalités ont évolué dans l'île, les échanges avec le gouvernement sont restés au point mort. A toutes les demandes formulées par la Corse, l'Etat a répondu au mieux par un silence poli, au pire par «une hostilité non dissimulée», selon Gilles Simeoni, le leader de Pè a Corsica.
Si Paris a fait, sans surprise, la sourde oreille sur les questions nécessitant une modification de la Constitution, d'autres problématiques moins clivantes se sont elles aussi heurtées à un mur. «Nous n'avons pas eu de réponse définitive sur le futur budget de la collectivité unique, cite, à titre d'exemple, un fonctionnaire. On nous a dit qu'il fallait attendre le résultat des élections de décembre, alors qu'il n'y a, a priori, aucun rapport. C'est délirant : en trente-six ans d'administration, je n'ai jamais entendu une chose pareille.» Le résultat des élections est désormais connu : il faudra faire avec les nationalistes. Cet été, Macron avait évoqué la nomination d'un éventuel «monsieur Corse», selon le Monde. «Nous sommes optimistes, nous voulons croire que le dialogue va s'ouvrir, poursuit Angelini. Nous nous inscrivons dans une démarche résolument démocratique, progressive, déterminée. Nous voulons des négociations à ciel ouvert. Et au vu du résultat du scrutin, nous n'imaginons pas qu'on puisse nous les refuser.»