Menu
Libération
Récit

Non-cumul : les ex-maires «ont du mal à couper le cordon»

Ils sont députés ou sénateurs et ont été obligés de quitter leur mairie cette année pour rester au Parlement. Vraiment ? Beaucoup d’entre eux tirent toujours les ficelles dans leur commune, de façon plus ou moins grossière.
Claude Goasguen (LR), maire de l’ombre dans le XVIe, siégeant au Conseil de Paris en 2014. (Photo Vincent Nguyen. Riva-Press)
publié le 14 décembre 2017 à 19h46

Dans le XVIe, à Paris, les conseils d'arrondissement se jouent en duo. Au milieu, la maire, Danièle Giazzi, distribue la parole. A sa gauche, le député Claude Goasguen, qui a laissé sa place après neuf ans de service, donne les bons et les mauvais points. Il acquiesce, il rouspète, clôt les débats d'un «bien…» adressé à l'opposition, corrige la maire quand elle se trompe de prénom et donne parfois les consignes de vote. «La semaine dernière, il a évoqué une possible alliance avec Macron aux prochaines municipales. Ce qu'en pense la maire ? On ne sait pas», s'étonne le conseiller socialiste Pierre-Alain Weill. L'ancienne première adjointe, indirectement promue grâce à la loi interdisant le cumul des mandats qui s'applique depuis cette année, ferait office de doublure. L'élu en veut pour preuve le dernier numéro du journal de la mairie. «Il y a onze photos de lui… Il faut aller à la page 9 pour voir une interview de la nouvelle maire.»

Selon notre décompte, sur les 137 députés-maires élus ou réélus en juin qui ont choisi leur mandat national, seuls 21 ont totalement renoncé à leur fonction de conseiller municipal. Les autres continuent donc à siéger, le plus souvent en bonne place. Dans la plupart des mairies auxquelles Libération s'est intéressé, l'ex squatte un siège à la tribune, normalement réservée au maire et à ses adjoints. A Cenon (Gironde), un «petit bout a été ajouté à l'estrade» pour qu'Alain David (PS), maire pendant vingt-deux ans, puisse avoir sa place, raconte Fabrice Moretti. Conseiller municipal, membre de l'opposition depuis qu'il s'est brouillé avec la majorité, il raconte que depuis la rentrée parlementaire, les conseils municipaux ont été déplacés du mercredi, jour de séance à l'Assemblée, au lundi.

A Yerres (Essonne), on a carrément fait une place à la gauche du nouveau maire, Olivier Clodong, pour l'ancien, Nicolas Dupont-Aignan. Le premier a été directeur de cabinet du second à la communauté d'agglomération du Val-d'Yerres avant d'être son adjoint à la mairie. Il a également dirigé la campagne présidentielle du candidat de Debout la France. «Pendant les conseils, Dupont-Aignan participe énormément. Il répond aux questions de l'opposition, surenchérit sur les propos de Clodong…» raconte le conseiller municipal (PS) Jérôme Rittling.

Hiérarchie inversée

«On voit que beaucoup ont du mal à couper le cordon», assure Laurent Toulet, élu de l'opposition au Cannet (Alpes-Maritimes). Là-bas, Yves Pigrenet a pris la place de Michèle Tabarot (LR), qui a préféré rester députée après vingt-deux ans aux commandes. «Lors du dernier conseil, elle était assise à côté de lui, elle répondait aux questions de façon systématique.» Si les anciens maires prennent autant de place, c'est aussi qu'on la leur laisse. «Ce qui est frappant, c'est qu'en amont, ils tiennent à préciser qu'ils n'abandonnent pas leurs administrés. Ensuite, celui qui est amené à prendre la succession est très souvent le premier adjoint. Qui explique que, bien entendu, il reste fidèle, qu'il ne serait pas là sans son prédécesseur, qu'il respectera son programme…» explique Laurent Toulet.

Comme une preuve de cette hiérarchie inversée et consentie, la photo du sortant trône parfois au-dessus de celle de l'actuel maire dans les organigrammes. Ainsi, sur le site de la mairie de Maisons-Alfort (Val-de-Marne), l'ancien député-maire Michel Herbillon (LR), désormais amputé de la moitié de son statut, surplombe Olivier Capitano, qui a pris la suite. A Yerres, dans les publications municipales, les «éditos» de Nicolas Dupont-Aignan jouxtent ceux de son successeur, quand ils ne sont pas cosignés.

Certains, pour justifier la persistance de leur signature, ont trouvé une astuce : ils sont devenus «présidents de la majorité municipale». C'est le cas de Daniel Fasquelle ou de Michèle Tabarot. «Son nom est sur tous les courriers de la mairie, en bas à droite : "Michèle Tabarot, députée du Cannet et présidente de la majorité municipale", explique Laurent Toulet. C'est un titre qui n'existait pas avant. Logiquement, c'est le maire qui est à la tête de la majorité.» Autre titre bien pratique, celui de «maire honoraire», conféré après au moins dix-huit ans de mandat. C'est le cas de Michel Herbillon, qui est ainsi «invité à toutes les manifs de la ville», selon deux conseillers municipaux interrogés par Libération, ou encore d'Alain David. Celui-ci pratique en outre le partage d'employés. Comme le montre sa déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, son ancienne directrice de cabinet à la mairie est restée à son poste après la nomination de son successeur, tout en le suivant à l'Assemblée en tant que collaboratrice. Quant à Daniel Fasquelle, qui a cédé sa place après neuf ans à la mairie du Touquet (Pas-de-Calais), il emploie, en tant que député et pour sa communication, Magali Longuet, qui a également pour employeur la mairie. Un mi-temps légal mais qui peut poser question.

Un bureau à la mairie

Autre solution radicale pour ne pas perdre la main, le bon vieux népotisme. A Drancy (Seine-Saint-Denis), monsieur Lagarde (UDI) a passé les clefs de la mairie à madame Lagarde. «Elle n'a changé aucune délégation, ni les collaborateurs, explique Nathalie Vasseur, élue de l'opposition. Mais c'est moins grossier que ce qu'on pensait. Elle répond à la plupart des questions en conseil.» L'ancien maire, tout de même, «se réserve le droit d'intervenir, ça peut durer vingt minutes». Interrogé par Libération, il admet s'investir plus qu'un simple conseiller, mais le justifie par son statut de président du groupe majoritaire (là encore) et par la nécessité de transmettre les dossiers. Combattant de la première heure contre la loi sur le cumul des mandats, qu'il juge démagogique, il explique que «90 % de [son] travail parlementaire venait de ce qu'[il voyait] dans [sa] commune». «Ce sont deux choses complètement complémentaires», justifie-t-il. Etre conseiller municipal, donc, ne suffirait pas. «Je n'ai pas envie d'être un député enfermé à l'Assemblée, ça explique la fragilité de certains élus.»

Au Front national, les affaires de famille, on connaît. Le 29 septembre, Stéphane Ravier, maire des XIIIe et XIVe arrondissements de Marseille, a passé le relais à sa nièce et adjointe, Sandrine d'Angio. Et peu importe si elle n'a pas recueilli la totalité des voix de son propre groupe (27 au lieu de 29). Lors de son premier discours, elle a expliqué qu'ils continueraient à agir «ensemble», elle et le «sénateur Stéphane Ravier». «Ce n'est pas vraiment une passation de pouvoir mais une passation d'indemnité. C'est encore lui le maire officieusement, assure le conseiller Antoine Maggio, ex-adjoint frontiste qui a rejoint les rangs de l'opposition il y a un an. Il est présent pour tout. Il commémore, il inaugure.» Un détour par le site de la mairie nous apprend par exemple qu'il était présent le 30 novembre à l'inauguration de «la nouvelle crèche provençale». «Il a pris un beau bureau de conseiller au cabinet alors que l'ancienne première adjointe elle-même n'y avait pas son bureau», poursuit Antoine Maggio.

Comme Stéphane Ravier, presque tous les anciens députés-maires auxquels s'est intéressé Libération se sont débrouillés pour conserver un bureau à la mairie. C'est le cas de Michel Herbillon, de Daniel Fasquelle ou encore de l'ancien maire de La Garde (Var), le LR Jean-Louis Masson. «Il a fait voter en conseil municipal une délibération pour installer sa permanence dans son bureau de maire», indique un conseiller. En effet, le compte rendu des délibérations du conseil en question nous apprend qu'a été autorisée «l'occupation de quatre bureaux en l'hôtel de ville, à titre non exclusif». Un pour lui (17,5 heures par semaine) et trois pour ses collaborateurs parlementaires (8 heures par semaine). Le tout, pour la modique somme de 316 euros par mois.

Samia Ghali (PS), devenue «maire honoraire», a gardé son bureau dans son ex-mairie à Marseille. Photo Patrick Gherdoussi

«Un peu redevable»

Histoire de ne pas être trop dépaysés, certains occupent même leur ancien bureau de maire. C'est le cas d'Alain David ou encore de Samia Ghali (PS), maire des XVe et XVIe arrondissements de Marseille pendant neuf ans et sénatrice. «Elle loue son ancien bureau avec son indemnité», explique un conseiller. Le nouveau maire assure que celui qu'il occupe, plus petit, lui convient. «Il lui est un peu redevable d'être là où il est. Il lui reste très fidèle», explique Jean-Marc Coppola, conseiller Front de gauche. Sénatrice, conseillère municipale, elle est aussi maire honoraire et conseillère métropolitaine. «Le mandat de sénateur lui permet d'être présente sur le territoire mais il n'y a pas que le XV-XVIe…» regrette l'élu.

Pour rester présents, certains se taillent de nouvelles attributions sur mesure. En septembre 2016, alors que Daniel Fasquelle est encore maire du Touquet (mais aussi président de la communauté de communes), est créée l'association Agence attractivité. Une «structure associative qui a pour but de renforcer l'attractivité» de la région. Quelques mois plus tard, alors que l'élu LR est passé vice-président, la compétence «promotion touristique» de l'agglomération et des offices de tourisme est déléguée à l'Agence d'attractivité. Dans la foulée, la mairie du Touquet, encore présidée par Fasquelle, décide donc qu'à partir de 2017, la ville ne reversera plus la taxe de séjour à l'office du tourisme (627 534 euros en 2016). «Une partie de la subvention précédemment allouée […] est prévue au profit de cette nouvelle association», précise un document. L'Agence attractivité rafle donc des compétences précédemment dévolues aux collectivités locales ainsi que 327 000 euros pour la période du 1er juillet 2017 au 31 décembre 2017. Son président ? Daniel Fasquelle.

A Saint-Dizier (Haute-Marne), François Cornut-Gentille (LR), député depuis vingt-quatre ans et maire depuis vingt-deux, s'est, lui, adjugé la délégation «aux grands projets culturels et au musée», précédemment dévolue à un adjoint. L'ancien député-maire avait d'ailleurs prévenu : interrogé pendant la campagne des législatives, il admettait qu'il comptait garder la main. «Ce sera un détournement de la loi. Je considérerai que je suis en charge des grands projets», disait-il très calmement, avant de lâcher, goguenard : «Je ne sais pas qui sera Medvedev, mais je serai Poutine. On comprendra où sera le pouvoir.»