Menu
Libération
Reportage

Tours Nuages : à Nanterre, l’utopie fait les frais du profit

Près de La Défense, la cité Pablo Picasso est menacée de destruction partielle pour y installer hôtels et sièges d’entreprise. Les habitants veulent voir s’améliorer un lieu auquel ils sont souvent attachés, sans forcément déménager.
Au pied des tours de la cité Picasso, le 11 novembre. (Photo Cyril Zannettacci pour Libération)
publié le 28 décembre 2017 à 20h46

La légende veut que le président Giscard se soit étranglé un jour qu’il circulait sur les Champs-Elysées en découvrant la silhouette de deux gratte-ciel plantés à Nanterre, quasiment dans l’axe de l’Arc de triomphe. La banlieue, en somme, défiait Paris. En exigeant dans la foulée de plafonner les bâtiments destinés aux classes moyennes et populaires, le monarque «VGE» donna un premier coup de sabre aux tours Nuages à Nanterre. Cet ensemble de 18 immeubles, conçu par Emile Aillaud et érigé entre 1972 et 1981, a donc vu le jour ratiboisé. Il a néanmoins conservé ses dignes ambitions originelles. Loger les masses dans autre chose que des boîtes à chaussures. Donner de la beauté aux pauvres. Résultat : des tours en forme de tuyaux, sans angle droit, proclamant la couleur, des hublots de paquebot en guise de fenêtre, une sculpture géante de python à l’extérieur, dans laquelle les enfants jouent sans se faire peur…

Cette utopie d'un béton artistique et humaniste est de nouveau attaquée ces jours-ci, avec le plan de «restructuration» lancé par les deux bâilleurs sociaux, la ville de Nanterre et le département des Hauts-de-Seine, qui prévoit de détruire et réaménager certaines tours à partir de 2020 environ. Et donc, à déplacer entre le tiers et la moitié des 4 500 personnes qui y vivent.

Pas besoin d’être diplômé en urbanisme pour comprendre le drame qui se joue dans l’une des cités de banlieue les plus proches de la capitale. La zone est prise en sandwich entre le rond-point des Bergères à Puteaux (Hauts-de-Seine), qui va s’équiper de résidences somptueuses d’ici 2023, et l’esplanade de La Défense, qui a manifestement besoin de s’étaler. Situées à moins de dix minutes de marche des buildings du CAC 40 ou de la toute neuve Arena Stadium, les tours Nuages (ou tours Aillaud, ou encore tours Picasso, du nom de la cité qui les abrite) vont être pour un tiers d’entre elles transformées en bureaux et hôtels. Changement de population, bascule du style de vie. Détail révélateur : selon les architectes mandatés par les bâilleurs, les tours aujourd’hui parées de mosaïques - une coquetterie rare dans les constructions archi-utilitaires de banlieue - seront recouvertes d’un placage en inox. Eventuellement teinté pour rappeler les motifs d’origine. Mais ce sera du métal tout de même : comme les immeubles de La Défense.

Allégorie

Sur le marché du samedi, les habitants se livrent : «c'est déjà perdu» ; «une consultation est ouverte jusqu'en octobre 2018 mais, au vu des plans qui circulent, les politiques savent déjà ce qu'ils veulent faire» ; «personne n'est capable de nous dire quelles tours seront démolies. Pourtant, il y a des gens qui vivent dedans». Depuis cet été, un collectif de défense s'est monté, qui distribue des tracts et pétitions : «Ni démolitions ni délogements forcés.» Les riverains en lutte ne sont pas nécessairement hostiles à de gros chantiers dans leur cité, «mais pas comme celui qu'on nous impose». La promesse du maire (Front de gauche) de Nanterre, Patrick Jarry, «ceux qui veulent rester aux tours Aillaud y resteront», peine à rassurer. Certains habitants sont très remontés. D'autres moins. «C'est normal que les gens ne se mobilisent pas tous, admet le collectif. Comment s'imaginer dans le logement qu'on aura dans trois ou cinq ans lorsqu'on se demande comment on va payer son loyer le mois prochain ?» Les locataires que Libération a rencontrés sont tous attachés à leur quartier, fiers qu'on y tourne des clips et des films qui rompent avec l'image de la banlieue grise. Mais ils se désolent des dégradations en série : l'humidité infiltre les apparts, les rats pullulent, l'école et le collège sont classés REP + (réseau d'éducation prioritaire), le trafic de drogue ne s'enraye pas (même s'il a baissé depuis que Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, a nommé l'endroit comme un des plus violents de France, en 2004). Comme une allégorie de cette décrépitude, les mosaïques d'Emile Alliaud tombent en lambeaux parce que la colle en amiante ne tient plus. Les élus locaux ont essayé d'expliquer que le «réaménagement» de la cité Picasso allait régler les problèmes. Mais les «Pablo» sont très remontés depuis la première réunion publique d'information, le 26 octobre. Quand un représentant de la mairie déclare que, «avec l'installation de bureaux, peut-être qu'on retrouvera un café dans la cité, comme autrefois», un homme bondit : «C'est un projet pour Singapour, à Nanterre, ça ne marchera jamais !» Les bâilleurs ont tenté de convaincre par les chiffres : 46,50 % des locataires vivent en dessous du seuil de pauvreté, 78 % des demandeurs de logement social qui obtiennent une place dans cette cité refusent de s'y installer.

Lieu abîmé

Si l'on conçoit l'intérêt des promoteurs privés pour le «réaménagement» des tours Picasso, les motivations des offices HLM, municipal et départemental apparaissent confuses, d'autant plus que le premier est étiqueté communiste et le second à droite. D'après plusieurs personnes qui disent avoir été envoyées aux «Pablo» contre leur gré, l'ancien président des Hauts-de-Seine Habitat, un certain Patrick Balkany, avait l'habitude de dévier sur Nanterre les demandeurs pour Levallois-Perret, la ville dont il était maire. Et maintenant que la cocotte-minute sociale menace de déborder, la droite pourra imputer aux communistes une mauvaise gestion de la ville… Laquelle municipalité se retrouve ennuyée avec le dossier des tours Nuages, un lieu abîmé dans son utopie, son image et ses murs. Sans oublier que la police exige un accès facilité pour ses interventions, ce qui a déjà conduit à raser certaines parties du mobilier urbain ces dernières années.

En vidant les tours Nuages, les pouvoirs publics feront peut-être coup triple : collecte d'une nouvelle manne financière, baisse supposée de la criminalité, solutions aux soucis quotidiens des habitants. Le chantier est d'ailleurs éligible à des subventions de l'Etat puisqu'en changeant d'aspect, d'usage (des bureaux à la place des apparts) et de système de chauffage, il répond au cahier des charges de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). Les parois en métal qui doivent habiller le béton permettraient à la fois d'exécuter une rénovation thermique des logements et de rassurer les hommes d'affaires habitués aux édifices de La Défense. En désespoir de cause, les habitants peuvent-ils demander une intervention de l'Etat ? Rien n'est garanti puisque le ministère de la Culture, qui a délivré le label «Patrimoine du XXe siècle» à la Cité Picasso en 2008, a accepté la démolition de certains sites qui bénéficiaient de la même reconnaissance - celle-ci étant beaucoup moins protectrice que l'inscription aux Monuments historiques. Le ministère a ainsi laissé tomber cette année la Cité de l'abbaye, à Grenoble (lire encadré), pourtant «Patrimoine du XXe siècle».

Des tours Nuages, il ne pourrait plus rien rester d'identifiable, hormis les fenêtres. Leur géométrie est une poésie : formes tantôt ronde, carrée ou goutte d'eau - suivant l'humeur, on dit aussi «apostrophe» ou «larme». Ces hublots ont été placés bas dans chaque appartement pour que les mères puissent surveiller sans se pencher les enfants qui jouent sur les dalles. Chaque logement possède une combinaison unique de fenêtres avec des variations dans leur ordre et leurs formes. «M. Aillaud avait le souci des habitants, raconte un arrivé de la première heure. Nous étions des individus, nous étions uniques. Pour la même raison, il a planté un arbre pour chaque appartement.»

Mais les fenêtres ont aussi entraîné le malheur dans les tours. Elles pèsent le poids d’un âne mort. Quand on réussit à les ouvrir, les vitres dépassent dans le vide. Celles et ceux qui donnent un coup d’éponge se tordent dans tous les sens pour nettoyer les deux faces, quasi penchés dehors. Des habitants sont tombés mais c’était des suicides. On rapporte des accidents d’enfants mais c’était plutôt la faute d’une table basse que celle des fenêtres. Au quotidien, ce sont des objets qui chutent : des bouteilles de lait vide, des couches pour bébés qui viennent s’écraser sur un carreau entrouvert.

Parfois, c'est la fenêtre elle-même qui se fracasse. Chez certains locataires, un autocollant prévient : «Attention. Pour fermer la fenêtre, bien appuyer sur l'ergot de blocage au pivot droit.» Si on y va trop brusquement, on arrache l'ergot et c'est toute la fenêtre qui dégage. Elle ne s'effondre pas d'un coup, parce que les montants sont fixés au mur par une chaîne ou un filin de sécurité qui ralentissent la catastrophe. Au pied des tours, on trouve de nombreux débris de ce gros verre de type pare-brise - qui peut assommer dans sa chute mais qui ne coupe pas. Et comme le remplacement d'une fenêtre coûte 700 euros hors taxes, sans compter la pose, les plus pauvres bouchent les trous par du carton d'emballage, un édredon pastel ou une serviette de plage, protections dérisoires en hiver.

Sale temps

A travers son hublot, une habitante d'une des tours menacées de disparition regarde le parc André-Malraux. Un beau morceau de verdure. «Mais c'est trop dégagé, je reçois plein d'humidité avec le vent, déplore-t-elle. C'est mauvais pour mon asthme.» Cette mère de famille se dit soulagée par le projet de déménagement. Elle élève seule ses deux fils : «Je m'inquiète pour le dernier, je ne veux pas qu'il fasse de mauvaises rencontres.» Elle espérait un logement à Puteaux ou Courbevoie, elle a atterri à Nanterre. En attendant mieux, elle inscrit ses enfants à l'école et au club de foot dans les villes cossues. Au bout de vingt minutes, elle semble changer d'avis, précise le fond de sa pensée : «Je ne sais pas si je veux déménager. Je voudrais surtout qu'on règle nos problèmes. Si on les règle, je suis d'accord pour rester ici.» Le vent rabat la pluie contre la vitre. Sale temps pour ceux qui n'ont plus qu'un bout de tissu pour tout calfeutrer. Ces jours-ci, la cité Picasso de Nanterre pleure depuis ses fenêtres larmes.