Un spectre hanterait les milieux intellectuels et médiatiques français : la «plenelisation» des esprits, du nom du directeur de Mediapart, Edwy Plenel. Désigné ainsi par Alexis Lacroix (l'Express), ce phénomène toucherait notamment des jeunes journalistes «fabriqués sur le moule du relativisme culturel» dans les écoles de journalisme, selon Valérie Toranian (la Revue des deux mondes). Plus grave encore, c'est tout un «camp islamo-gauchiste» qui mènerait «une infiltration» dans les rédactions, à en croire Brice Couturier (France Culture). Bref, la méfiance est de mise à la lecture de ces lignes censées résumer les quatre heures de tables rondes (les propos cités ci-dessus ayant été tenus dans la dernière) qui ont rythmé l'après-midi de samedi aux Folies Bergère, à Paris. S'y tenait une journée «Toujours Charlie» organisée par le Printemps républicain, la Licra et le Comité Laïcité République (CLR). Charlie Hebdo n'était pas partie prenante, mais son rédacteur en chef, Gérard Biard, et sa DRH, Marika Bret, sont montés sur scène à la fin.
Devant une salle pleine, on a donc abondamment diagnostiqué le «Je-ne-suis-pas-Charlisme». Chaque intervenant est venu avec sa réponse et ses nuances, mais Mario Stasi, président de la Licra, a plutôt bien résumé l'esprit en introduction : «Nous célébrons la liberté d'expression, la laïcité, la République une et indivisible.»
«Protection». Mais de la liberté d'expression, il sera peu question, sauf quand Gérard Biard interrogera la salle : «Est-il normal qu'un journal soit contraint de vivre sous protection publique et privée ? De travailler derrière des portes blindées ?» On parlera beaucoup, en revanche, d'islamisme et de laïcité. On commence par se demander «comment être Charlie en Seine-Saint-Denis», avec une principale de collège, Véronique Corazza, qui explique se méfier des candidatures des étudiants de Paris-VIII, faculté «où l'on organise des réunions non mixtes». Plus tard, on s'interroge : «Comment être Charlie dans les services publics ?» Pour l'ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, Gilles Clavreul, «les esprits étaient préparés à contester Charlie», la preuve en étant les 550 procédures pénales ouvertes en janvier 2015, après les attentats, pour «apologie ou provocation au terrorisme». Sans préciser combien de personnes ont été effectivement condamnées, car pour lui, «on ne va pas au tribunal pour rien».
Ainsi va l'après-midi, un peu égayée par l'intervention du graffeur C215, auteur du logo de la manifestation, qui titille Manuel Valls, présent dans la salle («Quand je l'ai rencontré, je lui ai dit "on m'a dit que vous êtes drôle" ; il a répondu "qui a dit ça !?"»). Là-dessus arrive la superstar du jour, l'essayiste Elisabeth Badinter. Ovation debout pour celle qui pense qu'«une partie de la gauche est devenue complice de ceux qui cherchent à détruire la laïcité». Elle tient à remercier «deux grands titres qui accompagnent notre combat : Marianne et le Figaro». «Sans eux, nous serions souvent privés de parole», ajoute-t-elle, juste avant que ne débute une table ronde avec Caroline Fourest, Pascal Bruckner et Raphaël Enthoven, pourtant habitués des micros.
Humour. Ce dernier voit presque chacune de ses phrases acclamée. Par exemple : «On vit sous le régime d'une arnaque, c'est le mot "islamophobie".» De prompts applaudissements interrompent son raisonnement. «L'avantage d'un public éclairé, c'est qu'en 30 secondes, on peut passer à autre chose», ironise le chroniqueur d'Europe 1. (1) Il faut dire que l'ambiance n'est pas au débat, ce que les organisateurs assument. «Trois ans après, les gens, les familles de victimes, ne veulent pas de contradiction», a expliqué au Monde Amine El-Khatmi, président du Printemps républicain. La rabbine Delphine Horvilleur aura beau avoir vanté, dans sa belle intervention empreinte d'humour et de délicatesse, «la capacité à rire de soi pour penser contre soi», ce n'est pas l'état d'esprit du moment.
Rien d'étonnant donc à ce qu'Elisabeth Badinter finisse par asséner qu'«on DOIT être Charlie». On repense alors au texte de Philippe Lançon (journaliste à Charlie Hebdo et à Libération), paru samedi dans Libé : «"Je suis Charlie" est devenu l'étiquette magique qu'on faisait valser au gré de ses intérêts, de ses combats et de ses préjugés ; en clair, une injonction.»
(1) Une précédente version de l'article attribuait cette phrase, que l'auteur croyait sincèrement avoir entendue, à Raphaël Enthoven : «Entre républicains éclairés, on se comprend vite.» Nos excuses.